Chroniques de la peste : 1720

La peste de 1720 est la dernière grande épidémie de ce type en France. Elle se déclare à Marseille avec l’arrivée du Grand Saint-Antoine le 25 mai 1720 (navire marseillais qui revient des Échelles du Levant). Le fléau s’étend au terroir puis gagne la Provence. À Marseille, environ la moitié de la population est décimée. Trois cents ans après, il apparaît incontournable de revenir sur ce tragique évènement qui marque encore la mémoire collective.

À partir du 25 mai, retrouvez les dates clés de 1720 à travers le regard de contemporains

Jean-Baptiste Bertrand (1670-1752) était un médecin marseillais célèbre en son temps et il fut l’un des fondateurs de l’Académie de Marseille. Son récit s’achève en juin 1721 et comprend des observations médicales relatives aux pestiférés qu’il a soigné. La relation de Bertrand vise à rendre une place honorable aux médecins marseillais et à contester l’action des médecins de Montpellier.

Bertrand (Jean-Baptiste), Relation historique de la peste de Marseille en 1720, J. Mossy éditeur, Amsterdam, 1779, 439 p. ; in-12. (voir dans Gallica)

 

Le Père Paul Giraud, Trinitaire Réformé, qui fut Ministre du couvent et Provincial de l’Ordre, a écrit la relation la plus longue et la plus détaillée. Transcrit par Fleur Beauvieux, Docteur ès Lettres, titulaire d’une thèse d’histoire relative à la peste, il sera prochainement publié.

Giraud (Paul), Journal historique de ce qui s’est passé en la ville de Marseille et son terroir, à l’occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu’en 1723, Manuscrit de la BMVR de Marseille, fonds patrimoniaux, Ms 1411, folios 144-348.

 

Avocat, procureur du roi de la police, « Conseil orateur de la Communauté » durant la peste, Nicolas Pichatty de Croissainte, publia dès 1720 un texte très bref et ultérieurement remanié par les soins du censeur royal. Cette source officielle, émanant du pouvoir local en charge de la gestion de l’épidémie, a pour but prioritaire de justifier l’action des échevins.

Nicolas Pichatty de Croissainte, Journal abrégé de ce qui s’est passé en la ville de Marseille depuis qu’elle est affligée de la contagion, Paris, chez Henry Charpentier et Pierre Prault, 1721.

 

Tous ces auteurs ont vécu en ville durant la peste et y ont survécu.

 

Publication # 61 - 23 août 1721 - Publication d’un bilan de mortalité

D.A.O. A. Riani d’après Carrière (Ch.), Coudurié (M) et Rebuffat (F), Marseille ville morte, Marseille, 1964, M. Garçon éditeur.D.A.O. A. Riani d’après Carrière (Ch.), Coudurié (M) et Rebuffat (F), Marseille ville morte, Marseille, 1964, M. Garçon éditeur.


D.A.O. A. Riani d’après Carrière (Ch.), Coudurié (M) et Rebuffat (F), Marseille ville morte, Marseille, 1964, M. Garçon éditeur.

 

Le paroxysme de l’épidémie s’était produit en août et septembre 1720 (graphique 01). Un an plus tard, le pouvoir royal réclamait fermement le bilan de mortalité qu’avaient été censés établir les commissaires de quartiers. En outre, il fallait bien arrêter une liste des défunts pour effectuer la dévolution des successions. Les circonstances avaient rendu ce travail particulièrement difficile, voir impossible : qu’en était-il des vagabonds et étrangers trépassés anonymement ou des citadins qui avaient fui par milliers pour la campagne environnante ? Que savait-on des morts transportés sur la voirie, de nuit, enveloppés d’un drap que nul n’osait soulever pour en constater l’identité ? Que connaissait-on des cadavres prudemment saisis par des sortes de tenailles géantes, chargés sur les tombereaux « en pyramide » et précipités dans les fosses communes sans autre forme de procédé ? Comment des commissaires de ville et des capitaines de quartiers complètement débordés par les tâches qui leur incombaient, notamment au paroxysme de l’épidémie, auraient-ils trouvé le temps de dresser dans les paroisses les actes de décès de toutes ces victimes ? Le bilan de mortalité avancé par l’échevinat ne pouvait être ni précis ni exact. Tous les témoins s’accordent à dire qu’il était minoré. Le négociant Pierre-Honoré Roux en explique la probable raison : « Les échevins tâchaient encore de donner à entendre que ce recensement était exagéré ; ils avaient apparemment intérêt que la peste ne parût pas grande car les commissaires généraux, dont je fus du nombre, qui avaient vu la confusion qui avait régné et approchant le nombre des morts qui avaient échappé de leur rôle, ont jugé que cette furieuse peste avait emporté 40 000 personnes dans la ville, et compris son terroir, 50 000 ». Le Dr Bertrand, dont l’approche de la mortalité par corporations était très différente, et le Père Giraud ne dirent pas autre chose.

Le fléau avait particulièrement frappé la vieille ville (cf graphique 2) à propos de laquelle Colbert avait jadis écrit, non sans quelque exagération mais avec une certaine clairvoyance, pour justifier l’agrandissement : « Je ne m’étonne point si la peste les ravage, leurs maisons étant sans eau, assez mal bâties, habitées depuis la cave jusqu’au grenier et fort sales, n’y ayant pas un escalier dans Marseille sur lequel on voit clair et pas cent maisons où il y ait une cour, toutes les unes sur les autres » (Carrière, Courdurié, Rebuffat 1988). Médicalement pourtant, rien ne justifiait cette mortalité sélective, tous étant pareillement exposés aux effets du mal. Toutefois, le mode de vie des plus pauvres favorisait la circulation du bacille. De fait, ces derniers s’étaient trouvés les premiers en contact avec le bacille alors qu’ils subsistaient dans la promiscuité de petits bouges sales et pleins des puces. L’alimentation n’était pas en cause et les propriétaires de bastides avaient fini par se trouver eux-aussi cruellement exposés : le négociant J.-B. Rey rapporte qu’après avoir séjourné tranquillement deux mois dans sa « campagne », sa famille fut soudain attaquée de peste et qu’il revint se réfugier en ville avec ses enfants et un beau-frère rescapés.

Le Père Giraud :

« Le 18, on donna la liste générale imprimée des personnes mortes du mal contagieux dans la ville et dans le terroir de Marseille. Le total monta au nombre de trente-neuf mille cent quinze. Mr Capus, archivaire, déclara au bas que cette liste avoit été faitte sur les dénombrements remis aux archives de la communauté de Marseille par les capitaines et les commisaires, quoi que le détail de ce dénombrement parut exact, le public n’en fut pas satisfait. Il y avoit tant d’étrangers, tant de gens sans aveu dans Marseille avant la contagion qu’il étoit très difficile de scavoir précisément le nombre de tous les morts, surtout après l’extinction entière de tant de familles qui avoient péri presque toutes à la fois. Mais sans vouloir aprofondir les motifs qui avoient pu obliger les échevins de diminuer le nombre de morts, on vit bien qu’il avoit été beaucoup plus grand qu’ils ne l’avoient déclaré. Outre qu’ils ne comprirent pas dans leur rôle les personnes mortes dans les garnisons et dans les hôpitaux des galères, ils oublièrent les hôpitaux des Convalescens et des Orphelins. C’étoient pourtant les deux où la mortalité avoit été la plus grande et la plus considérable, parce qu’ils avoient été ouverts lorsque la contagion étoit dans toute sa force, où dans le trouble et la confusion on n’avoit pas pu tenir de controlle. Mais les commissaires de ce dernier comptoient en gros à peu près de cinq à six mille enfans qui y étoient entrés, ou que leurs parents avoient exposé et abbandonné impitoyablement sur ses avenues, dont à peine il en étoit échappé quarante. Celuy des Convalescens n’avoit servi pour ainsi dire que d’entrepos, où les malades avoient à peine reposé leur tête qu’ils n’y restoient que quelques moments pour passer de là dans les fosses. Il seroit difficile aussi de compter les personnes qui y moururent que celles qui périrent tant sur ses avenues que le long des remparts et des rivières. Les grandes infirmeries avoient été le premier hôpital de peste, il y étoit déjà mort tant du monde en août 1720 que ne sachant plus où les ensevelir, on fut obligé de les jetter dans un puits situé dans l’enclos le petit, que l’on combla ensuite de terre. De tous les enterremorts de la ville, dont on forma une brigade de soixante-huit corbeaux que l’on enferma dans cet hôpital, le 6 août il n’en échappa que quatre, Pierre Hairiés, Pierre Baudoin, Hilaire de Joannis et Jacques Remuzat, tous ces morts auroient du compter pour quelque chose. Mais on avoit autre chose à faire que de tenir des registres des morts. On trouva alors des commissaires dans des maisons particulières où il n’y avoit que trois ou quatre locataires, il y étoit mort quelque fois jusqu’à 24 personnes. Dans des petites rues où il y avoit à peine trente maisons, on vérifioit après la publication de la liste qu’on en avoit tiré plus de trois cent cadavres, tandis que les commissaires n’en avoient pas trouvé cent. Sur les registres des congrégations des arts et métiers, on comprennoit encore mieux par le vuide que le catalogue des morts n’étoit pas exact et que l’on auroit pu sans exagérer le faire monter au moins au nombre de soixante mille personnes. Le seul corps des chirurgiens avoit perdu dix maîtres jurés et trois cent vint-six garçons. Le corps des massons en avoit perdu quatre cent. Les autres corps moins exposés au danger en comptoient à proportion ».

Le Dr Bertrand :

«  Tous ces gens-là manquent dans ce dénombrement qui se monte à 30 000 âmes ; ainsi, en y ajoutant tout ce qu’on ce qu’on voit y manquer, nos pouvons, sans rien exagérer, le faire monter à 40 000 : celui du terroir va tout au moins à 10 000, ce qui ferait en tout 50 000 âmes ».

Publication # 60 - 2 août 1721 - Marseille apporta son aide à Arles


Les arènes d’Arles, J.B. Guiibert, XVIIIe siècle, Wikipedia

 

 

La peste frappa Arles en deux temps. Officiellement déclarée par le Bureau de santé arlésien réuni le 24 décembre 1720, c’est-à-dire six mois après Marseille, la peste bubonique s’abattit d’abord sur l’amphithéâtre romain dont l’intérieur, bâti à partir du Moyen-Âge, abritait un quartier de masures serrées et misérables. Cette population était aussi pauvre que l’était celle de la rue de l’Échelle, à Marseille, où s’était d’abord déclarée la maladie. Arles s’était très bien préparée à l’épidémie ; les autorités urbaines avaient pris des mesures sanitaires de confinement propres à empêcher la contagion et elles étaient assez confiantes. Cependant Arles n’était pas seulement un port fluvial d’importance ; son terroir était encore immense et le contrôle des arlésiens qui y travaillaient ou s’y approvisionnaient était très difficile, notamment lorsque l’été venu, arriva le temps des moissons.

La peste survint par le terroir. L’historienne Odile Caylux relate que Claude Robert, neveu de Marguerite Poncet morte d’un mal suspect dans un cabaret situé à trois lieues de la ville intra-muros, rentra dans le quartier des Arènes où il trépassa à son tour. Sa belle-mère les suivit en Crau puis, d’autres dans la même rue que le pestiféré. Fin janvier, Les autorités avaient fait clore hermétiquement tout le quartier et l’épidémie se trouvait d’abord circonscrite. Malheureusement, à partir d’avril, le nombre des morts commença à augmenter très sensiblement, le quartier pestiféré de La Major ayant retrouvé un point d’ouverture sur le Rhône. En juin 1721, les morts se comptaient par milliers et Arles fut ravagée durant l’été 1721 comme l’avait été Marseille l’année précédente.

C’est dans ce contexte qu’un chirurgien marseillais quitta l’hôpital de la peste de Marseille pour gagner Arles. Marseille fournit en effet une aide médicale importante à l’ancienne résidence impériale avec laquelle elle entretenait des liens étroits. Dès juillet étaient arrivés de Toulon, sept chirurgiens, un apothicaire, un maître infirmier, vingt-cinq corbeaux, qui avaient auparavant servi à Marseille. Le personnel soignant se déplaçait en effet en fonction de l’avancée et du recul de l’épidémie. Les chirurgiens étaient très recherchés parce qu’ils traitaient les bubons infectés des pestiférés et ils furent massivement recrutés. Curieusement, leur art ne les exposait pas davantage à la mort que les médecins, morts en plus grand nombre. Le Père Trinitaire envoyé à Arles était-il apothicaire ? L’on sait par les Archives de Marseille que le couvent de Marseille en avait compté au moins un très compétent au XVIIIe siècle. Le Père Giraud signale le 9 avril 1922, que les échevins payèrent 3 000 livres aux Pères Augustins pour les remèdes qu’ils avaient fabriqué dans leur « apoticairerie » et 4 000 livres aux Pères Observentins pour le même motif. Le Dr Deidier avait établi les comptes de la pharmacie des Carmes. Toujours selon l’historiographie, aucun des apothicaires officiant à Arles durant cette période n’était mort.

Marseille envoya aussi à Arles des « parfumeurs », dit le Père Giraud. Ceux-ci intervenaient pour désinfecter les maisons empestées ou suspectes. L’un d’entre eux ne manipula pas la poudre avec suffisamment de soin et la maison infestée fut en partie détruite par un incendie, fait connu parce que la propriétaire qui avait survécu à la peste réclama et obtint de la justice de justes indemnisations.

 

Le Père Giraud :

« Le premier jour d’août, Mrs les échevins virent partir sur la barque du patron Feuillet un secours qu’on envoyoit à Arles à la réquisition de Mrs les consuls de cette ville, scavoir un religieux grand trinitaire, le chirurgien major qui avoit servi en cette qualité à la Charité et au jeu du Mail, trois parfumeurs, quelques valets, et des parfums qu’on avoit demandé spécialement ».

« Le 9 [février 1722], Mr le commandant et Mrs les consuls d’Arles rendirent public leur acte déclaratif qui annonçoit aux étrangers que la peste étoit entièrement éteinte dans leur ville et son terroir, et redemandoit leur confiance pour le rétablissement du commerce qui avoit été interrompu » .

 

Publication # 59 - 12 juillet 1721 - Fausse alerte et nouvelles fuites


La fuite, anonyme, 19e siècle, Musée Cantini, C-494.

 

Début juillet 1721, il y eut de nouveaux malades et de nouveaux morts. Le 8, la fille du capitaine Baudut, qui s’était empestée dans un magasin en manipulant des hardes insuffisamment purgées, mourut à son tour. Le 9, l’on avait découvert cinq morts dans la même bastide puis on constata qu’il y avait des malades dans plusieurs quartiers de la ville. Il n’en fallut pas davantage pour que l’épouvante succéda à la consternation. Le commandant Langeron attribua cette rechute au fait que le 13, le peuple s’était assemblé aux autels et aux tambours des églises pour prier. Il renouvela immédiatement les interdictions d’entrer et de sortir librement de la ville pour se rendre dans le terroir mais la nouvelle avait déclenché la panique et certains s’étaient déjà enfuis précipitamment « sans provisions et sans hardes » tandis que l’on cherchait les médecins, chirurgiens et apothicaires.

Langeron durcit les sanctions contre ceux qui ne déclareraient pas leur maladie (Publication #52) et entreprit dès le 18 juillet de faire isoler « les malades et les suspects » pour « éteindre la contagion ». Le 22 juillet, le danger semblait écarté et Mgr de Belsunce traitait d’hommes de peu de foi ceux qui avaient cru en une rechute imaginaire.

Le Père Giraud :

« Le 8, on porta la fille dudit Baudut de l’entrepos de l’Observance au jeu de Mail. Mr de Marseille ordonna des prières publiques dans toute l’étendue de son diocèse pour le repos des âmes de ceux qui étoient morts pendant la contagion. Il désigna les jours auxquels on fairoit des services solemnels dans toutes les églises, premièrement pour les prêtres et religieux, en 2nd lieu pour les médecins, apoticaires, chirurgiens et généralement toutes les personnes de quelque état et de quelque profession qu’elles pussent avoir été, qui avoient eu la piété et le courage de visiter les pestiférés et de les ensevelir après leur mort, finalement pour le repose des âmes de toutes les personnes mortes de la peste dans Marseille et dans tout le diocèse.

À l’occasion de quelques nouveaux troubles, il fut obligé de suspendre l’exécution de ce mandement jusqu’au 12 à cause surtout que le 9 on découvrit cinq nouveaux malades dans la bastide et aux environs des terres d’un nommé Bayon, ce qui jetta encore l’épouvante.

« Le 14, une personne morte subitement, quelques malades que l’on trouva dans divers quartiers de la ville et plusieurs familles que l’on mena à l’entrepos de l’Observance mirent une telle consternation dans la ville, que la plus part de ceux qui se furent retirés de la campagne sans provisons et sans hardes, se flattant qu’on permetteroit dans la suite d’en envoyer chercher, s’y enfuirent tout à la hâte. On attribua cet accident à ce que le jour précédent 13, jour de dimanche, on avoit dressé des autels dans les tambours des églises, où le peuple pêle mêle et sans beaucoup de précaution avoit assisté à la messe autour de l’autel et dans les rues.  

« Mr de Langeron renouvella le lundi 14 quelques unes de ses vieilles ordonnances. Il défendit à toute personne sous peine de la vie de passer du terroir de Marseille dans celuy des villages et lieux circonvoisins, sans un passeport ou billet de santé de sa part. Il défendit même aux personnes résidentes ou réfugiées dans le terroir d’aller d’un quartier dans un autre pour boire, jouer, chasser et de porter des armes à feu ou autres armes offensives, à peine de trois mois de prison et de la vie contre ceux qui iroient chasser dans les terres limitrophes du terroir. Il défendit aussi de passer d’un quartier dans un autre pour y entendre la messe et ordonna aux inspecteurs, capitaines et commissaires de faire saisir et arrêter les contrevenants et de luy en rendre compte ».

 

Publication # 58 - 21 juin 1721 - Inquiétude du commandant Langeron : rassemblement de 50 000 fidèles pour la fête du Sacré-Cœur-de-Jésus


Apparition du Sacré Cœur de Jésus et Peste 1720, Robert Bichue, 1750, MHM 1986 2 1

La Fête-Dieu, aussi appelée « Solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ », est une fête religieuse célébrée le deuxième dimanche après la fête chrétienne de Pentecôte (célébrant la diffusion de l’Esprit-Saint cinquante jours après Pâques) ; elle célèbre la présence réelle de Jésus Christ dans le sacrement de l’Eucharistie, c'est-à-dire sous les apparences sensibles du pain et du vin consacrés au cours de la messe, d’où son caractère quasi exclusivement catholique. L’Église a établi un rituel pour la célébration de cette fête importante : les prêtres devaient porter l’Eucharistie sous un dais somptueux porté par quatre notables dans les rues et places pavoisées. Tous marquaient une station à un reposoir, sorte d’autel couvert de fleurs.

En raison du report continuel de la fête de Pâques (Publication #53), cette fête du Saint-Sacrement fut en cette année 1721 la première à avoir été célébrée avec éclat et à avoir donné lieu à un rassemblement d’une très grande ampleur puisque le Père Giraud avance la présence de 50 000 fidèles. Longuement annoncée la veille au son des cloches, l’organisation de la procession avait donné lieu à quelques discrets accrochages entre l’Évêque Belsunce et le Commandant Langeron. Ce dernier redoutait toujours une rechute de la maladie malgré un très net recul de l’épidémie mais ne voulait pas « scandaliser le public » par une nouvelle interdiction. L’acceptabilité sociale d’une telle mesure était en effet loin d’être acquise. Cependant, des précautions avaient été prises puisque la ville était interdite aux habitants du terroir et fermée ; ses portes étaient gardées par des soldats.

L’œuvre du peintre d’histoire, Robert Bichue (Coutances, 1704-1789) publiée ci-dessus rappelle cet évènement mentionné dans le cartouche : « Tous ceux qui prieront et adoreront le Sacré-Cœur divin obtiendront tout ce qu’ils demanderont. Sitôt que l’on eut invoqué ce Sacré-Cœur pour arrêter la peste de Marseille et d’ailleurs, elle s’arrêta... »

Mgr de Belsunce consacra la ville au Sacré-Cœur de Jésus. Les échevins, qui n’avaient pas voulu s’associer à cette procession, firent le 28 mai 1722, après la rechute de peste, le vœu solennel d’y participer : « ... nous avons résolu, d’un consentement unanime, de faire à Dieu, entre les mains dudit seigneur évêque, un vœu stable et irrévocable, par lequel nous nous obligerons, nous et nos successeurs, à perpétuité : d’aller chaque année, le jour de la fête du Sacré-Cœur de Jésus, assister à la messe dans l’église du premier monastère de la Visitation ; d’y recevoir le Saint Sacrement de l’Eucharistie ; et d’y offrir un cierge de quatre livres, pour l’expiation des péchés commis dans la ville, lequel cierge brûlera ce jour-là devant le Saint Sacrement... ». Ce vœu est toujours exhaussé. Toutefois, la rechute de peste empêcha toutefois l’évêque d’organi-ser une procession en 1722 : « La fête du Sacré-Cœur-de-Jésus ne pouvant cette année être célébrée avec la solemnité requise, pour y suppléer M. l’évêque étant entré à 7 heures du soir dans l’église des Accoules et en ayant fait fermer les portes, porta le saint sacrement sur la terrasse qui est au-dessus du chœur de cette église, le reposa sur un autel qu’on y avoit dressé, fit l’amende honnorable, renouvella sa consécration au Sacré-Cœur-de-Jésus qu’il avoit fait le matin dans l’église des religieuses de la Visitation en présence des magistrats et donna la bénédiction sur toute la ville au bruit des cloches de toute la ville et du terroir, du canon des galères et des forts qui avertissoient tous les habitans de se mettre en prière pendant que leur évêque conjuroit le seigneur d’appaiser sa colère et de passer de la rigueur à la pitié », écrivait le Père Giraud le 12 juin 1722.

 

Le Père Giraud :

« Le 11, M. l’évêque envoya une lettre circulaire pour avertir que l’on fairoit la procession générale du saint sacrement, que les paroisses fairoient ensuite la leur en particulier, mais que les religieux qui étoient en coutume d’en faire s’en dispenseront cette année » .

« Le 12, les portes de la ville furent fermées aux personnes de la campagne et aux communautés religieuses situées hors les murs. On détacha 100 hommes du camp pour garder les portes de la cathédrale et escorter la procession, Mr le commandant et Mrs les échevins ne jugèrent pas à propos d’y assister. Les paroisses et les communautés délabrées y parurent en fort petit nombre. Celles de la Mercy et de Lorette, composées chacune de deux religieuses, se montrèrent pour la 1ère fois. Mr l’évêque y assista, étant au moins 3000 personnes du peuple à sa suite » .

« Le 16, M. l’évêque fit imprimer un mandement où après avoir averti qu’il ne jugeoit pas encore à propos d’ordonner l’ouverture des églises, il ordonna une sonnerie générale de toutes les cloches et une procession solemnelle pour le 20, fête du Sacré-Cœur-de-Jésus, dans la quelle il porta le saint sacrement, fit une amande honnorable pour ses péchés et ceux du peuple et luy consacra de nouveau son coeur et ceux de tous ses diocésains » .

« Le 19, toutes les cloches de la ville que l’on sonna à la fois pendant une heure annoncèrent solemnellement la fête du Sacré-Cœur-de-Jésus » .

« Le 18, il y avoit de tems en tems quelque petite mésintelligence, non seulement entre M. l’évêque et Mr le commandant, mais encore entre ce dernier et les échevins. Ces débats n’allèrent pourtant jamais ni au détriment de la ville, parce que Mr le commandant, uniquement occupé de sa conservation, se servoit souvent de son autorité presque souveraine pour faire exécuter ce qu’il connut pouvoir y contribuer efficacement, ni à scandaliser le public, parce qu’il scut adroitement prévenir les plaintes et les murmures éclatants. Les magistrats d’Arles et de Salon ne furent pas si habiles politiques, ils en vinrent à des querelles ouvertes, devinrent par-là la gazette de tous leurs voisins et s’exposèrent à périr eux-mêmes avec leur patrie » .

« Le 20, la fête du Sacré-Cœur-de-Jésus fut terminée par une procession des plus solemnelles qu’on eut jamais vue dans Marseille, le clergé sortit de la Major sur les quatre heures. Quand M. l’évêque parut sur le port, tenant le saint sacrement sous le dais, la citadelle et les forts tirèrent tout leur canon, les échevins en chaperon virent passer debout le clergé, à côté de l’autel dressé au fond de la porte de la Loge, le prélat y ayant donné la bénédiction s’arrêta encore au reposoir des Augustins, toutes les galères commencèrent alors de tirer leurs coursiers et l’état-major vut passer la procession, se tenant en-dehors de la barrière. Il y eut un salue de 100 boëtes à la Cannebière. Le porte-croix entra dans le milieu du Cours, dont on avoit ôté les chaînes, le clergé allat se mettre à plusieurs rangs à côté de l’autel dressé au fond sous un grand baldaquin, M. l’évêque passa à travers, fit son amande honnorable, après que la musique eut chanté le tantum ergo, [« Alors seulement »] donna la bénédiction. Il ne fut pas moins difficile aux bedeaux et aux maîtres de cérémonie de faire continuer la procession jusqu’à la cathédrale qu’il avoit été aux troupes d’écarter la foule tout le long du Cours.

Cette cérémonie fut si réjouissante que tous les habitans de Marseille se montrèrent ce jour-là, soit dans les rues, soit aux fenêtres. Quoi que les portes fussent fermées aux gens de la campagne, on vit au moins dans le cours de cette procession cinquante mille personnes. On auroit eu de la peine à croire qu’il fut mort tant de monde à Marseille, si on avoit pu oublier si tôt les pertes que chaque famille avoit faittes ».

 

Publication # 57 - 31 mai 1721 - Gratitude des Marseillais à l’égard de la chiourme



 

Peu nombreux furent les forçats qui sortirent vivants des travaux pour lesquels l’Amirauté les avait employés. Louis XV avait promis la liberté aux survivants en échange de leur travail et 784 galériens avaient échappé à la peste. Une chance ? Le successeur du défunt roi Louis XIV, lequel avait écumé son règne durant la Méditerranée pour trouver des rameurs en mesure de déplacer ses galères, ne tint pas ses promesses et 543 galériens furent remis au banc, observait en 1911 Paul Gaffarel. Ce dernier reprenait les chiffres du Père Giraud. En décembre 1721, les Échevins de Marseille imploraient de Messieurs Arnoulx de Vaucresson, et Barras, respectivement Intendant du Parc de l’Arsenal et Premier chef d’escadre des galères, la liberté de ces hommes au motif des services pénibles rendus. Ils parlaient de 696 forçats dont 210 seulement avaient survécu parmi lesquels 80 étaient encore « remis à la chaîne » (Archives de Marseille, BB 268 F°195-196).

Ces hommes n’avaient pas tous travaillé à ramasser et à ensevelir les victimes de peste. Certains avaient nettoyé les rues, œuvré aux abattoirs de la ville ou dans les précieux magasins de blé, charrié le bois, toutes tâches dont on a pu mesurer l’importance vitale au fil de ces chroniques. Beaucoup d’entre eux étaient morts en exécutant des travaux très éprouvants. Lorsque le commandant Langeron était arrivé, la situation Marseille était apocalyptique et les galériens avaient sauvé la ville en ramassant les victimes abandonnées sur la voie publique pour les ensevelir. Les gueux qui n’avaient pas réussi à fuir la ville fermée, avaient été employés avant la chiourme à cette même tâche et étaient morts aussi. Ces couches sociales méprisées avaient permis de ralentir la contagion. le Père Giraud témoigne de la gratitude de la population marseillaise qui n’oubliait pas leur sacrifice.

L’épidémie eut d’ailleurs quelques conséquences sociales et les petites gens qui, par force, étaient « devenus si nécessaires » (les porteurs de chaise étant tous morts, les riches furent même contraints de crotter leurs chaussures dans la saleté ordinaire des rues) se montraient chaque jour plus « insolents », nota le Père Giraud. Quelle ingratitude envers ceux qui les avaient nourris pendant la peste ! Les ouvriers des savonneries revendiquèrent de meilleurs salaires, abandonnant les patrons récalcitrants à l’augmentation. Le commandant Langeron fixa de nouveaux tarifs et menaça les déserteurs du carcan. L’activité devait reprendre (Archives de Marseille, FF 182 F°158 r° v°, 1er avril 1721) ! Et, lors de la rechute épidémique de 1722, le même Père Giraud ne manquait pas d’observer, le 14 juin, que « ... les ouvriers qui s’étoient mis sur le pied de se faire payer leurs journées au double et avoient réglé leur bonne chère par leurs salaires étoient sur le point de mourir de faim par la cessation de leur travail... »

 

Le Père Giraud :

31 mai 1721 - « Outre 26 forçats aux quels le roy avoit accordé la liberté et qui furent remis aux échevins pour servir dans les hôpitaux […] depuis le 18 août 1720, jusques à ce jour d’huy, on [vérifia] qu’on avoit tiré des galères six Turcs et six cent quatre-vint douze forçats, en tout 724 hommes pour enterrer les morts et autres services à l’occasion de la maladie contagieuse de Marseille. À la revue qui fut faitte aux galères le dernier jour de may, de ces 724, il ne s’en représenta que 241, qui attendoient l’ouverture des passages pour s’en retourner dans leur païs, et jouir de la liberté qu’ils avoient gagner au péril de leur vie. Quand les chemins furent ouverts, on retint sur les galères ceux qui n’avoient aucune industrie et n’avoient vécu que de brigandage, on donna une liberté entière aux autres.

« Si le corps des galères a toujours paru si important à l’État et si honnorable à Marseille, qui dans ses murailles possède une partie de la noblesse du royaume, ses habitans se ressouviendront à jamais que le conseil et le commandement de ses officiers et le service de ses chiourmes si méprisables en elles-mêmes, ont été en 1720 leur plus sûre ressource dans la plus pressante calamité qui leur fut jamais survenue, et que sans ce prompt secours leur patrie entièrement détruite seroit devenue un désert affreux et auroit été regardée par les étrangers comme une terre qui avoit dévoré ce semble ses propres habitants ».

 

Publication # 56 - 10 mai 1721 - Quand les chèvres nourrissaient les orphelins de la peste

François SIMON, Chèvre, s.d., Musée Cantini C 309.
François SIMON, Chèvre, s.d., Musée Cantini C 309.

Des femmes mouraient en couches ou laissaient « des enfans au lait que les corbeaux trouvoient demi-morts en allant prendre les cadavres de leurs mères » . Personne n’osait se charger de nourrir et de prodiguer des soins à ces nourrissons ou enfants en bas âge de crainte d’attraper la peste. D’ailleurs les nourrisses, auxquelles on avait massivement recours à l’Âge classique, mourraient aussi de peste, multipliant le nombre des enfants à secourir. Les petits orphelins mouraient ainsi sans aucun secours malgré la compassion que suscitait leur sort. Pour y remédier, l’échevinat avait donc créé, après la mort ou le départ des Pères Servites, un hôpital des orphelins dans leur hôpital St-Jacques de Galice ou des Pèlerins, auquel fut uni quelques temps après, le couvent de Notre-Dame-de-Lorette.

« Là, on eut soin d’entretenir autant de chèvres que l’on put en trouver dans la ville mais comme la plus part de ces enfans avoient manqué de nourriture ou étoient empestés, le lait et la soupe ne les empêchoient pas de mourir. Les tomberaux en portoient au commencement dans les fosses 30 à 40 par jour, et dans la suite trois ou quatre cent », témoignait déjà en voisin le Père Giraud, le 19 août 1720 ».

Aussi le 22 mai 1720, alors que trois Servites rescapés demandaient aux autorités à réintégrer leur couvent réquisitionné, le Trinitaire réformé constatait qu’étaient morts 5550 enfants dans cet hôpital.

Le Père Giraud :

« Le 22 [mai 1721], d’environ six mille orphelins qu’on avoit reçu dans l’hôpital Saint-Jacques-de-Galice ou des Épées, et dans le couvent des pères servites, à peine il en étoit échapé cinquante. On avoit résolu de loger ces enfans dans l’hôpital de la Charité, mais parce que l’on étoit bien aise de laisser encore cette maison en état en cas de rechute, on aimoit mieux laisser tomber toutes les sollicitations de trois servites qui demandoient avec instance de rentrer dans leur maison. La ville qui avoit pris leur couvent les avoit logés dans d’autres communautés et maisons de la ville et payoit leur dépense ».

 

Publication # 55 - 26 avril 1721 - La question des caveaux des églises-cimetières

 

Caveaux de l’église de Saint-Martin, collection des Musées de Marseille, MAM 52275
Caveaux de l’église de Saint-Martin, collection des Musées de Marseille, MAM 52275

 

Les inhumations dans le périmètre des villes avaient été prohibées pendant l'Antiquité et les canons des conciles du premier millénaire de l'Église avaient renouvelé l'interdiction d'enterrer les fidèles dans les caveaux construits dans les églises. Cependant, à partir de la fin du Moyen Âge et jusqu'au XVIIe siècle, les couches aisées et même médianes de la population avaient pris l'habitude d'y ensevelir leurs morts. Aussi, jusqu’à ce que l’Édit royal du 15 mai 1776 interdise l’ensevelissement des morts dans les églises et prononce l’expulsion des cimetières hors les murs d’enceinte urbaine pour des raisons d’hygiène, nombre d’églises reçurent-elles quantités de sépultures.

De véritables lotissements de caveaux avaient été réalisés dans les églises, de façon ordonnée comme le montre le plan de la basilique Saint-Martin publié ci-dessus. Dans l’église des Trinitaires, par exemple, ces caveaux étaient des puits-caveaux qui permettaient d’ensevelir quatre ou cinq personnes dans une même tombe. Ainsi ces églises étaient-elles de véritables cimetières rassemblant des centaines de dépouilles. Les maçons commis à la réalisation de ces sépultures devaient s’appliquer à réaliser de bons enduits car il fallait lutter contre les odeurs de putréfactions - les odeurs méphitiques si redoutées - qui s’en exhalaient et que dénonçait en premier lieu le clergé : ces odeurs putrides étaient d’autant plus contraires à la dignité du culte qu’elles attiraient les mouches. En outre, avec les progrès de la chimie, on en était venu à considérer au XVIIIe siècle que l’air malodorant et donc vicié avait la capacité de contaminer les fluides du corps en s’infiltrant dans les pores de la peau ou des organes, c’est à dire que l’odeur avait pris en elle-même un caractère pathogène. Après une réunion ayant rassemblé les échevins, des médecins et « les quatre plus fameux Me maçons de Marseille », le commandant Langeron qui, comme le Père Giraud, redoutait ce danger envoya les maçons rouvrir les caveaux pour y précipiter de la chaux avant de sceller la tombe « avec du plâtre blanc en examinant s’il n’y a aucunes crevasses ny ouvertures autour de la dite tombe pour les sceller ; et ne rien oublier de ce qui est nécessaire pour guérir de la crainte que l’on pourroit avoir dans la suitte, on a jugé à propos de ne plus ensevelir personne d’une année entière dans les dits caveaux » (Archives de Marseille, FF 182, 12 février 1721). Le plâtre blanc était moins cher que le plomb mais était-il aussi efficace ? En avril, le Père Giraud n’était toujours pas convaincu de l’absence de danger.

Les religieux avaient vainement protesté contre l’ensevelissement des pestiférés dans les caveaux de leurs églises dont Langeron avait fait enfoncer les portes pour accéder aux tombes. Si le Père Giraud remarquait qu’« il s’en falloit de beaucoup que l’on eut rempli tous les caveaux puisqu’il en resta encore un grand nombre auxquels on n’avoit pas touché », il insistait sur le danger de contamination des couvents contigüs : « quelque soin qu’on ait pris de bâtir les portes et les fenêtres de ces églises qui communiquent avec les religieux, les pierres ont été si mal posées sur les caveaux et on en a si mal bouché les fentes que malgré tous les parfums qu’on y a fait, la puanteur achève d’infecter ceux de ces maisons qui se sont soutenues jusqu’à présent. On ne pouvoit guère former de plus méchant dessein que d’ensevelir les pestiférés dans les églises : outre que les ayant ensevelis la plus part dans des couvertures de lit ou tout habillés, on n’osera de longtemps ouvrir ces caveaux » (Giraud, 1723, 201-202). Les sépultures étaient des sources de revenus et si l’on avait enterré davantage de morts dans « quelques fosses » qu’on aurait pu ouvrir dans ces cimetières ou à leur voisinage, « on auroit pas été si longtemps privé de l’entrée des églises et du privilège d’ensevelir dans les anciennes sépultures des familles », estimait encore le père Giraud.

La situation demeurait préoccupante et Langeron n’autorisa pas la ré-ouverture des églises avant le 19 août 1921.

Le Père Giraud :

 

« Le 15, M. l’évêque écrivoit à tous les recteurs des églises pour en demander les clefs. Leur défendant de dire la messe dehors en-avant dans les tambours, il leur permit de dresser des autels dans l’intérieur de leurs maisons ou de leur cloître pour satisfaire à la dévotion du peuple qui voudroit y aller assister au sacrifice, ce qui n’étoit plus un devoir.

« Quelque tems après, un officier porta le même ordre de la part de Mr de Langeron à tous les supérieurs des églises. Il prenoit en mauvaise part que M. l’évêque l’eut prévenu et qu’on luy eut déjà remis les clefs des églises. Ce qui obligea peut être Mr le commandant d’aller en personne accompagné d’une nombreuse suite de messieurs et de gardes défendre aux supérieurs des principales églises de la ville d’ouvrir leurs églises, sous peine d’être mis tous en quarantaine. Il permit néanmoins de célébrer la messe dans un lieu d’où le peuple peut l’entendre sans être enfermé.

« Depuis le mois d’août qu’on avoit enseveli les pestiférés dans quelques églises, on y avoit brûlé divers parfums, on les avoit nettoyées, elles étoient pourtant infectes, puantes et afreuses, pleines de grosses vilaines mouches noires qui se nourrissoient peut-être des cadavres parce que la plus part des caveaux avoient été mal bâtis. Le peuple qui n’y voit pas de si près ne laissoit pas d’y entrer par les petites portes, soit pour y entendre la messe que l’on disoit au tambour depuis quelque tems, soit pour assister aux autres messes que l’on célébroit aux autels principaux. Mr le commandant voulut remédier à cet inconvénient, il y avoit pensé un peu tard. Les hommes ne voient pas tout à la fois ».

« Le 28, on commença de cramponner les caveaux de l’église de Saint-Martin et d’en arrêter les crochets de fer avec du plomb fondu. Mais comme la ville en faisoit toute la dépense et qu’elle étoit considérable, on mit du plâtre blanc au lieu du plomb dans les autres églises où l’on continua de travailler de suite. Les soldats gardèrent toutes les portes des églises tant que les maçons y travailloient. On suivoit en tout cela moins les ordonnances de M. de Marseille que celles de Mr de Langeron ».

« Le 19 [août] à midi, on mit toutes les cloches de la ville en branle pour annoncer au peuple l’ouverture solemnelle des églises du lendemain. Le soir on fit la même chose, toute la ville fut en fête » .

Publication # 54 - 12 avril 1721 - Le cuir de la « tuerie », vecteur de propagation du mal

Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, planches, tome II, article Boucher,  extrait de la planche 1
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, planches, tome II, article Boucher, extrait de la planche 1.

 

La « tuerie », c’est-à-dire l’abattoir de la ville, fut une source de préoccupation sérieuse durant l’épidémie. Elle était située à l’intérieur de l’enceinte urbaine, à l’ouest de la Porte de la Joliette, sur le promontoire du Cap Titol, c’est-à-dire d’une part, à proximité immédiate des bergeries par où, arrivaient du nord les moutons et, d’autre part, des tanneries et autres manufactures qui étaient le débouché de leurs sous-produits.

Pour faire du cuir, il faut des peaux et, l’une des premières opérations à accomplir à la tuerie consistait à dépecer le bœuf ou le mouton. Pour ce faire, l’on ouvrait la gorge du bœuf pour le saigner, puis on pratiquait une fente dans la peau du ventre par laquelle on introduisait « la tuyère d’un soufflet » pour en détacher la peau, explique Jacques Lacombe (Encyclopédie des Arts et métiers mécaniques, 1782). Sur l’extrait de la planche de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot ci-dessus publiée, le boucher vient de terminer l’opération (le soufflet est posé sous l’établi) et il s’apprête à ouvrir la peau pour « écorcher » le mouton. Toutefois, en 1720, « l’usage ordinaire » était à Marseille de « souffler les bœufs et les moutons » « avec la bouche ». Ceci explique-t-il cela ? Il mourut quatre cents personnes à l’abattoir, avance le Père Giraud, et celui-ci fut complètement abandonné par les bouchers à partir du mois d’août. Les bouchers étaient rentrés chez eux et s’y étaient infectés au contact de leurs familles. Les autorités durent faire appel aux forçats pour les remplacer (Publication #57). D’août 1720 à août 1721 se succédèrent les ordonnances visant à réglementer les pratiques en vue d’une amélioration de l’hygiène. Le 20 août 1720, l’échevinat avait ordonné d’utiliser un soufflet pour « enfler les boeufs », sous peine de mort en cas de contravention à la mesure.

Les coupeuses de viande, qui étaient chargées de découper la viande en grands quartiers, étaient aussi toutes infectées : « on ne voit plus de boutiques ouvertes que celles des boulangers et quelques revendeuses qui, par précaution, ou mettent des caisses ou des bancs à travers leurs portes : les coupeuses de viande ont été moins circonspectes. Aussi elles-t-on été les premières infectées, ce qui a mis bientôt les échevins et tous les habitans en peine. On avoit défendu depuis dix jours aux bouchers d’enfler avec la bouche les bœufs et les moutons. Cette ordonnance qu’on exécuta pas d’abort ponctuellement auroit été salutaire. Si on eut laissé dans la tuerie que les bêtes saines, que les bouchers n’aient communiqué qu’avec des personnes non suspectes, qu’on eut enjoint de plus aux coupeuses de viande de ne pas laisser approcher le peuple de trop près et de recevoir l’argent dans le vinaigre » . Toute la chaîne de la distribution, de l’abattoir jusqu’au consommateur, avait été affectée par cette pratique. L’on observe que la viande se fit de plus en plus rare à mesure que les régions productrices (Cévennes, Gévaudan, Comtat) furent atteintes par la peste et elle ne cessa de renchérir. Le 3 novembre 1721, « la viande devint si rare qu’on ne laissa que sept coupeuses pour la distribuer aux malades, sur une double attestation du médecin et d’un échevin » .

Le débouché immédiat dont parle le 12 avril 1721 le père Giraud était celui de la fabrication du cuir. Les « peaux en tripe » avaient dues être entassées dans la tuerie dévastée sans avoir au moins été préalablement salées pour éviter la putréfaction pendant le transport entre l’abattoir et la tannerie, si le trajet était long. En l’occurrence, les tanneries étaient vraiment très proches de l’abattoir mais l’entassement prolongé des peaux avait dû entraîner leur putréfaction : les vers y pullulaient. Le contexte de l’épidémie rendait ces matières organiques encore plus « susceptibles » qu’elles ne l’étaient ordinairement.

La Communauté, propriétaire de la tuerie, n’avait pas voulu renoncer au revenu qu’elle tirait de la revente des peaux aux tanneurs. Le cuir était d’une grande ressource. On l’employait alors pour quantités d’usages de la vie quotidienne (par exemple pour fabriquer les harnais des chevaux qui tiraient les tombereaux ou les selles et les bottes des cavaliers). Obligée par les circonstances de faire elle-même la régie de la ferme de la boucherie, la Communauté avait affermé les cuirs de bœuf et de vache dès le 15 novembre 1720 à Joseph Gabriel, marchand tanneur, qui avait accepté de les sécher et de les entreposer dans des magasins dont la ville s’engageait à payer les loyers jusqu’à la fin de l’épidémie et la reprise des affaires. Le dit Gabriel s’était engagé à battre les cuirs qui risquaient d’être endommagés par les vers et il devait aussi traiter les peaux de la citadelle Saint-Nicolas, du Fort Saint-Jean, du Château d’If et du camp des Chartreux où étaient abattus des animaux pour la consommation des militaires. Ordinairement, les tanneurs nettoyaient, tannaient et séchaient les peaux que les corroyeurs assouplissaient avant de les revendre en pièce aux différents fabricants d’objets usuels. Le cuir était une ressource importante à Marseille depuis le Moyen Âge. Alors réputée pour sa maroquinerie, la ville comptait encore une vingtaine de tanneries à la fin du XVIIIe siècle.

Si les gros animaux passaient par l’abattoir, il n’en était pas de même des caprins et des ovins que les Marseillais consommaient beaucoup et tuaient chez eux, dans le terroir comme en ville. Quelques mois plus tard, le 11 août 1721, alors que l’épidémie était quasiment terminée en ville, les autorités disposaient qu’il était obligatoire de faire désinfecter chez les tanneurs Brémond et Datty, établis au « quartier des tanneurs », les peaux des animaux tués. Obligation était donc faîte d’arriver exclusivement par la Porte de la Joliette où un soldat escortait la personne qui se présentait chargée des peaux jusqu’aux tanneries désignées par l’ordonnance et dans aucune autre, « à peine de vie » (Archives de Marseille, FF 182 F°159 r° v°).

 

Le Père Giraud : « Le 22, Mr Audimar, échevin qui étoit chargé de la tuerie depuis le mois d’août que les fermiers avoient abbandonné, commença d’en faire sortir les peaux que quelques maîtres taneurs et corroyeurs se chargèrent de faire fabriquer. Les syndics de ces corps avoient remontré à Mr le commandant que cette entreprise étoit très périlleuse à cause qu’il étoit mort environ quatre cent personnes dans cette maison, et que la plus part de ces peaux étoient très infectées. Pour conserver à la communauté une quinzaine de mille livres, on passa au-dessus de ces remontrances. Par bonheur on ne s’apperçut pas que cette entreprise sagement exécutée procura de nouveaux malades ».

Publication # 53 - 29 mars 1721 - Rassemblements interdits, églises fermées et célébration de la fête de Pâques renvoyée

 

Rubens, La Résurrection du Christ, 1617-1619, MBA 101.
Rubens, La Résurrection du Christ, 1617-1619, MBA 101.

 

Le Père Giraud avait pressenti très vite que les rassemblements de foules étaient propices à la contagion (Publication #12) mais les autorités, qu’il critiquait en la matière, n’avaient réagi que tardivement en faisant d’abord fermer le Collège et les écoles publiques (le 2 août), puis finalement, les églises, suivies des tavernes, cabarets, cafés, tabagies et si populaires « académie à jouer » tant publiques que privés. Les distributeurs de vin disposant d’une cour ou d’un jardin avaient pu un court moment continuer à recevoir des consommateurs puis, avaient dû pratiquer la « vente à emporter » et respecter un couvre-feu fixé à 19 heures. Presque toutes les boutiques avaient évidemment fermé leurs volets, les artisans et les commerçants s’étant enfuis ou ayant trouvé la mort (Publication # 16). À l’apogée de l’épidémie, l’encombrement des rues par les amas de cadavres et la circulation des tombereaux avait rendu l’espace public impraticable. Puis la ville s’était retrouvée déserte, dévastée et silencieuse (Publication #34) .

Fin mars, la situation épidémique s’était notablement améliorée au moins à Marseille intra-muros et, à Pâques 1721, la population avait timidement commencé à se risquer dans l’espace public. Les autorités urbaines, qui voulaient absolument éviter que les habitants se mêlassent, maintinrent la fermeture des lieux de rencontre et de vie collective. En effet, sous l’Ancien Régime, les catégories populaires avaient coutume de vivre dans la rue et développaient des relations de voisinages intenses dont les autorités urbaines redoutaient les conséquences sur l’épidémie. Le commandant Langeron qui craignait désormais les échanges humains au moins autant que les « miasmes », se heurta à Mgr de Belsunce à propos de la célébration de la fête de la résurrection du Christ. Il envoya alors la troupe mettre bon ordre aux portes des lieux de culte où s’assemblaient les fidèles. Comprenant qu’il ne pourrait rouvrir les églises pour la circonstance et que les fidèles ne pourraient donc « accomplir leurs pâques », c’est-à-dire assister à la messe et communier après s'être confessé, l’évêque, préféra reporter Pâques à la fête de l’Ascension (qui est la montée aux cieux du Christ) toujours célébrée un jeudi, quarante jours après Pâques (entre le 30 avril et le 3 juin). L’on continua de privilégier les rassemblements pour les services religieux en plein air.

Cependant le Père Giraud nous apprend plus tard que Pâques ne fut pas célébrée à l’Ascension pour les mêmes raisons. Le 12 août seulement, l’évêque « fixa la Pâques au dimanche 24 du mois, qu’il prolongea jusques au dimanche 4 octobre inclusivement ». Et par prudence, « pour éviter une communication qui pouvoit encore paroitre dangereuse, il déffendit toute exposition et bénédiction particulière du très saint sacrement, toute prédication et même les prônes, permettant seulement aux curés après la publication des mariages d’exhorter brièvement les fidèles à une sincère pénitence, tout au plus pendant l’espace d’un quart d’heure et sans monter en chaire » . Le 15 août, la troupe avait encore empêché les fidèles d’entrer dans la cathédrale à la fin de la procession de l’Assomption de la Vierge alors que les prêtres avaient commencé les confessions dans leurs tribunaux.

Langeron s’opposa à la ré-ouverture des églises jusqu’au 19 août 1721 et nous verrons dans la suite qu’il avait sans doute des raisons de les maintenir fermées malgré les désinfections (Publication #55).

Le Père Giraud :

« Le 22, Mr le commandant, sachant que M. l’évêque assembloit le peuple dans l’église des Capucins, y envoya des soldats pour en empêcher l’entrée. Il fit fermer en même tems les académies et les cafés, obligea les taverniers de ne donner à boire que dans les rues et ordonna de nouveau aux supérieurs de toutes les églises de n’y laisser entrer personne. Il fit poser des sentinelles aux églises paroissiales avec ordre de n’y laisser entrer précisément que les personnes nécessaires pour administrer et recevoir les sacrements. Les annonces de mariage se faisoient toujours aux portes des églises. Mais les curés qu’on avoit souvent trompés commençoient alors d’examiner les choses de plus près, et ne s’écartoient guères des anciens usages de l’Église et de ses loix. Les religieux furent obligés d’avancer davantage leurs autels dans la rue, afin que le peuple qui voudroit assister à la messe s’y trouva exposé au grand air, et moins exposé à communiquer ou à prendre le mal.

« Le 24, il s’étoient passés quelques jours sans qu’il y eut de nouveaux malades dans la ville, il en tomba quelques-uns, Mr le commandant crut que le trop de confiance et la trop grande communication en étoient la cause. De là, sa fermeté à interdire toute sorte d’assemblée, souvent même contre la volonté de M. de Marseille, qui sembloit chercher toutes les occasions d’attrouper le peuple autour de luy. Pendant quelque tems on ne sonna presque plus de messe nulle part, crainte de se faire des affaires avec Mr de Langeron que l’on scavoit de fort mauvaise humeur sur cet article.

« Le 27, M. l’évêque étant persuadé que toutes les mesures et les précautions que pourroit suggérer la prudence humaine ne scauroient faire cesser le fléau terrible dont la ville de Marseille étoit encore affligée, voulut aussi tenter d’en persuader les habitans et leur donner cette maxime comme une vérité constante reçue même parmi les infidèles. De là, il prit occasion de les exhorter dans un mandement d’avoir uniquement recours à la prière, aux larmes et à la pénitence. Prévoyant néanmoins qu’il ne pourroit pas ordonner l’ouverture des églises avant les fêtes de Pâques et que par-là plusieurs personnes négligeroient de s’aquitter dignement du devoir pascal, il différa la Pâque pour cette année au jour de l’Ascension. Et ayant égard au petit nombre des confesseurs qui luy restoient, il en prolongea le tems jusques au vendredi d’après l’octave de la Fête-Dieu, jour au quel il avoit fixé la fête du Sacré-Coeur-de-Jésus. Le 24, on condamna quelques personnes au fouet ».

« Du 11 au 16, il n’arriva aucun accident fâcheux, mais tout de même que l’on avoit fait simplement les offices de la semaine sainte, on fit les fêtes de Pâques sans solemnité. M. l’évêque, suivant son ancien usage, porta le saint viatique aux malades dans toutes les paroisses, dans le cours de l’octave. La 3e fête, il dit encore la messe au bout du Cours ».

 

Publication # 52 - 15 mars 1721 - Obligation de déclarer sa maladie

Ordonnance du chevalier de Langeron, 1er mars 1721 - MVM 2007 0 1049
Ordonnance du chevalier de Langeron, 1er mars 1721 - MVM 2007 0 1049
 

Pour lutter contre la propagation de la peste, le commandant Langeron décida d’isoler les malades en les soumettant à une quarantaine effectuée à l’hôpital où tant de malades avaient trouvé une mort atroce. Il s’agissait de séparer les biens portants des malades et ceux-ci des « suspects ». L’hôpital, perçu comme l’anti-chambre certaine du cimetière, inspirait l’effroi et provoquait une réticence à déclarer la maladie lorsqu’elle advenait. Langeron fit appel à la délation : récompensés, les délateurs pouvaient bénéficier de la confiscation des biens des dénoncés. Quelques jours plus tard, Langeron empêcha les soignants de traiter tout patient sans que les autorités urbaines en eussent été informées via les commissaires de quartiers. Il exigea même la connaissance du suivi médical des malades. La peste restait cependant une maladie délicate à diagnostiquer (Publication #11), et il semble que les médecins aient fait traîner à tort des malades atteints d’autres maux à l’hôpital.

Le texte de Giraud rappelle encore à quel point les vêtements étaient une source de contamination que seule une désinfection correctement effectuée pouvait espérer arrêter.

Le Père Giraud :

« Du 10 au 13 [février], on publia quelques ordonnances. (...) On obligea tous les habitans d’avertir leurs commissaires dès lors qu’ils auroient des malades chez eux, sous peine d’être menés en quarantaine. Les malades ne laissoient pas cependant que de cacher leur mal [...], pour éviter d’aller dans les hôpitaux qui efrayoient extrêmement ».

« Le 1er mars, Mr le commandant ayant été averti que plusieurs malades tant à la ville qu’à la campagne cachoient leur mal pour éviter d’être portés dans les hôpitaux, ordonna sous peine de la vie irrémissiblement qu’aussitôt qu’une personne de quelqu’âge, sexe, qualité et condition qu’elle fut tomboit malade ou par rechute ou autrement, seroit tenue aussitôt de le déclarer et d’en avertir ou faire avertir, scavoir à la ville le commissaire de son isle, et à la campagne le capitaine ou commissaire de son quartier, qui la fairoient visiter par les médecins et chirurgiens et porter à l’hôpital du Mail. Il enjoignit aux parents et autres personnes étant dans la même maison ou bastide et à tous autres qui en avoient connaissance d’en avertir pareillement les commissaires ou lesdits capitaines sous la même peine, et en outre de confiscation de tous les meubles et effets de leurs maisons et bastides au profit des dénonciateurs  ».

« Le 6 et 7, un trompete alla publier cette ordonnance dans le terroir deux jours consécutifs. Quelque nécessaire qu’elle fut, elle porta partout la terreur et l’épouvante parce qu’on ne pouvoit se résoudre à être porté dans les hôpitaux qu’on regardoit d’avance comme des cimetières ».

« Le 15 [juillet], on porta six malades à l’hôpital du Mail, ce qui augmenta l’épouvante. On reconnut néanmoins que Baudut s’étoit empesté dans un magazin où il avoit enfermé des hardes qu’on n’avoit pas assez purgées et qu’il prétendoit faire passer à Livourne, qu’il avoit ensuite communiqué le mal à d’autres et on prit là-dessus les mesures convenables.

Pour empêcher qu’aucune maladie suspecte de contagion demeure cachée, Mr le commandant défendit aux médecins, apoticaires et chirurgiens de visiter, médicamenter et traitter aucun malade sans au sortir de la première visite en avertir le commissaire particulier de l’isle, et luy donner un billet signé, contenant le nom et la demeure du malade, la nature et la qualité de la maladie, et ordonna aux commissaires de l’en avertir en son hôtel et Mrs les échevins en l’hôtel de ville. Il les obligea même de l’informer des accidents qui surviendroient aux malades, de leur mort et du rétablissement de leur santé.

«  Le 18 [juillet], la peste s’étoit manifestée de tant de manières différentes, les médecins et les chirurgiens s’y étoient mépris si souvent qu’on ne pouvoit plus persuader au public que les malades que l’on portoit à l’hôpital du Mail fussent réellement atteints de la peste. On étoit exposé à toute heure d’être traîné dans les hôpitaux de peste ou d’entrepos, on craignoit d’y prendre le mal que l’on n’y porteroit pas ainsi qu’il étoit arrivé à tant d’autres. Cette crainte assez bien fondée portoit la terreur dans tous les coeurs.

Mais on ne trouvoit pas d’expédient plus sûr pour éteindre la contagion que celuy de séparer les malades et les suspects, on ne s’arrêtoit donc pas aux plaintes publiques, on se contentoit seulement d’assembler de tems en tems dans l’hôtel de ville les médecins et les chirurgiens pour les exhorter à examiner attentivement les malades, pour n’être pas exposés à prendre un mal pour un autre » .

Publication # 51 - 1er mars 1721 - Aménagements exceptionnels pour un Carême de circonstance

 

Carême, scènes historiques – 1701-1788,  Paris, chez P. Landry rue S.t Jacques, à S.t Franç. de Sales. Avec Privilége du Roy. Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QB-201 (77)
Carême, scènes historiques – 1701-1788, Paris, chez P. Landry rue S.t Jacques, à S.t Franç. de Sales. Avec Privilége du Roy. Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QB-201 (77)

 

Le Carême catholique est un temps de préparation à la fête de Pâques (Publication #52), laquelle est la célébration la plus solennelle du calendrier liturgique chrétien. Le Carême ouvre un cycle qui dure quarante jours et, commençait à Marseille depuis le Moyen Âge, par le défilé d’un joyeux cortège populaire derrière le char du monstre Caramantran (c’est-à-dire « Carême entrant »), brûlé sur la plage d’Arenc. Inutile de dire qu’en 1721 les Marseillais furent privés de cette joyeuse manifestation.

Le Carême est conçu comme une période de pénitence et de prière, brièvement interrompue par une fête de Mi-carême. Le dessin présenté ci-dessus étant parisien, l’on voit que le carnaval est évoqué à la Mi-carême. Le Carême doit marquer pour les fidèles un détachement des biens matériels. Ceux-ci devaient donc faire une pénitence qui se manifestait par l’obligation du jeûne, c’est-à-dire qu’ils devaient se contenter d’un repas le soir, au cours duquel ils ne mangeaient ni viande, ni œuf, ni laitage, ni vin. L’alimentation du Carême devait être frugale et dépourvue de mets riches : cette repentance pour les péchés commis, trouvait en cette année 1721, un sens particulier ; elle était destinée à apaiser la colère de Dieu afin que cessât l’épidémie. Les marseillais devaient donc consommer du poisson, ce dont ils avaient l’habitude, mais en cette année de peste, le poisson était rare : depuis au moins la dernière décade d’octobre, « on ne voyoit presque plus de bateaux de pescheurs sur la mer, ainsi le poisson étoit rare, par conséquent fort cher », avait déjà observé le Père Giraud. Au reste, tous les autres mets étaient chers aussi et l’évêque accorda la permission de manger des aliments proscrits comme les laitages et les œufs : le pain atteignait trois sous six deniers la livre de « blanc » (c’est-à-dire le plus cher), le vin à quatre ou cinq sous le pot, le poisson à quatorze ou quinze sous la livre, l’anchois à deux sous l’une, les « sardes sallées » à seize deniers pièce, les œufs à cinq ou sept sous pièce, la viande de mouton ou de chèvre à quinze ou seize sous la livre, notait un « Bourgeois de Marseille » en août 1721 dans son Livre de raison1. L’huile avait atteint 40 sous le scandal, disait encore Giraud. Par comparaison, en 1717, l’économe du Refuge pouvait acheter du pain blanc pour un sou et huit deniers. L’évêque dispensa donc les fidèles de « l’abstinence » quatre jours par semaine et ce, pendant cinq semaines en les invitant à modérer leurs consommations. Nous avons souligné à plusieurs reprises à quel point le ravitaillement était une affaire compliquée notamment en raison du krach financier. Cette règle a dû être plus aisée à respecter que les conditions d’existence étaient très difficiles.

Mgr de Belsunce demanda aussi aux prêtres de suspendre les prêches habituels du carême afin d’éviter les rassemblements favorisant la contagion. Comme le montre l’estampe de la Bibliothèque Nationale de France publiée ci-dessus, les fidèles devaient suivre des processions, assister aux services religieux, écouter les prêches, et se confesser afin d’être finalement en état de communier le jour de Pâques.

 

Le Père Giraud :

« Le 24, M. l’évêque ayant assemblé auparavant quelques théologiens et quelques médecins, voyant que la peste subsistoit encore dans Marseille et dans une partie considérable de son diocèse, ayant égard à la cherté excessive de toutes les choses les plus nécessaires à la vie, à l’impossibilité d’avoir suffisemment du poisson, en dispensant de l’abstinence qui lui paraissoit préjudiciable à la santé publique, accorda dans tout son diocèse la permission de manger pendant tout le carême prochain des oeufs, du beurre, du fromage, du laitage et de la viande le dimanche, le lundi, le mardi et le jeudy de chacune des cinq premières semaines seulement, sans prétendre pourtant dispenser du jeûne. Pour éviter une dangereuse communication, il défendit de prêcher le carême dans aucune paroisse de son diocèse, et ordonna que l’honnoraire destiné aux prédicateurs seroit distribué aux pauvres par le curé et les consuls du lieu » .

1Thénard (J.-F.), Montpellier, 1931.

 

Publication # 50 - 15 février 1721 - Distribution de pain et de galette aux pauvres laïcs et religieux à besace

 

Bar (M.), Recueil de tous les costumes des Ordres religieux et militaires avec un abrégé historique et chronologiques, tome 1, Paris, Chez l’auteur, 1778, p. 199. Source : Bibliothèque Nationale de France, btv1b84522156.f10.
Bar (M.), Recueil de tous les costumes des Ordres religieux et militaires avec un abrégé historique et chronologiques, tome 1, Paris, Chez l’auteur, 1778, p. 199. Source : Bibliothèque Nationale de France, btv1b84522156.f10.

 

Le pape Clément XII fait partie de ceux qui s’étaient employés à faire porter secours aux pauvres de Marseille (Publication # 38), tout comme l’évêque de Marseille, Mgr de Belsunce, qui avait fait distribuer les pains et les galettes aux plus démunis des pauvres de la ville et du terroir ainsi qu’aux « religieux à besace » qui avaient reçu des charges de blé pour l’occasion. Ces derniers appartenaient aux ordres mendiants, tels les Franciscains, les Dominicains et leurs très nombreuses ramifications présentes à Marseille, parmi lesquelles figuraient les Trinitaires Réformés. Les moines mendiants avaient fait vœu de pauvreté et ne devaient rien posséder individuellement ; ils mendiaient donc les vivres du couvent aux moulins à huile, à farine ou au pressoir, par exemple, et leur nourriture par les chemins. Beaucoup de ces religieux étaient morts en accordant les secours spirituels aux malades (Publication #24). Le Père Giraud (Trinitaire Réformé), dont l’ordre ne mendiait pas, avait vu l’effectif de son couvent décimé par la peste.

En outre, l’épidémie avait privé les rares religieux mendiants survivants des maigres revenus qui leur permettaient habituellement de survivre et ils subissaient comme les autres les conséquences de la banqueroute de Law (Publication # 15). Ainsi se trouvaient-ils embarrassés d’une monnaie avec laquelle ils ne pouvaient plus rien acheter puisqu’elle n’était plus échangeable contre espèces sonnantes et trébuchantes. C’était pourquoi cette distribution de pains, de galettes et de farines à leur intention était si justifiée aux yeux de notre témoin trinitaire.

Le Père Giraud :

« Le 16, M. l’évêque fit publier un mandement, où après avoir parlé de l’excellence du sacerdoce de Clément XII souverain pontife, de ses lumières, de son zèle et surtout de sa charité personnelle pour les pauvres de Marseille qui n’a peut-être point eu d’exemple, pour témoigner sa reconnaissance, il ordonne des prières publiques pour demander à Dieu la conservation de sa personne. Il commença dès lors à faire distribuer du pain et des galettes dans toutes les paroisses de la ville et dans tous les quartiers du terroir, il donna même en réalité plusieurs charges de bled aux communautés d’hommes et de filles qu’il trouvoit à propos de privilégier. La partialité dans sa distribution de ces aumônes, ainsi que dans celle de ses éloges, excita quelque plainte et quelque murmure. Quoi que le pape avoit laissé le soin à M. de Marseille de distribuer son bled selon qu’il le trouveroit à propos, cette aumône sembloit être uniquement destinée aux seuls pauvres et tout au plus aux religieux et religieuses à besace, et non aux autres qui pouvoient aisément se passer de ce secours. Il est vrai que la plus part ne retiroient plus ni rentes, ni pensions, et étoient chargés de billets de banque d’aucun rapport, cependant il falloit vivre. Néanmoins, par la mortalité et par la fuite, les communautés étoient réduites à un si petit nombre que nonobstant la cherté toujours peu de chose suffisoit  ».

Publication # 49 - 1er février 1721 - Isoler, réguler les échanges sociaux et commerciaux

 

Edouard Denis Baldus, La Ciotat, Photographie N/B, détail, s.d., Musée Cantini C 90 22.
Edouard Denis Baldus, La Ciotat, Photographie N/B, détail, s.d., Musée Cantini C 90 22.

 

Les murs de l’enceinte urbaine de la Ciotat, visibles sur le détail de la photographie présentée ci-dessus, rappellent que 9 000 habitants réussirent, grâce au confinement, à échapper à la peste qui fit environ cent mille morts en Provence.  Les autorités ciotadennes avaient très vite fait murer les portes de la ville et dresser des barrières tandis que les médecins et les intendants commençaient à distribuer des bullettes de santé aux habitants. Les capitaines et propriétaires de barques amarrées au port avaient dû jurer « sur la palette de prestation de serment » qu’il n’y avait aucun malade à bord des embarcations. La ville était donc absolument fermée quand les troupes des garnisons de Marseille se mirent en chemin pour y chercher refuge. Elle ne pouvait s’y opposer mais lorsque leur arrivée fut annoncée, les Ciotadennes intervinrent pour empêcher l’ouverture des Portes en montant sur les murailles et en formant des barrières de part et d’autre des murs. Ainsi repoussèrent-elles les soldats qu’elles finirent par recevoir en quarantaine dans une bastide du terroir. Depuis quinze ans, l’Association « Il était une fois » organise annuellement à La Ciotat un « festival historique » commémoratif de cet évènement. Durant toute la durée de l’épidémie, le port de La Ciotat se transforma en entrepôt de commerce, recevant les subsistances et surtout le blé à destination de Marseille, laquelle échappa à la famine.

Cet enfermement des habitants dans les murs, nous dit le Père Giraud, avait aussi ralenti la progression de l’épidémie dans quelques autres villes de Provence, dont Toulon, Arles ou Tarascon. À Marseille intra-muros, à partir du 30 juillet 1720, lorsque qu’un arrêt du Parlement de Provence avait interdit tout commerce avec Marseille, ordonné d’en fermer les portes, de barricader le faubourg, d’établir des gardes bourgeoises, de chasser les juifs et d’expulser les étrangers, les moines de Saint-Victor en prière s’étaient renfermés derrière les hautes murailles de leur monastère dont ils avaient soigneusement muré toutes les ouvertures. La même politique avait été poursuivie par la Marine royale qui avait fermé le fort Saint-Jean et la citadelle Saint-Nicolas et cantonné les galères le long de l’arsenal, lui-même clos aussi. Le chevalier de Rancé, commandant des galères du Roi, avait renforcé le dispositif en faisant installer des barrières en face des Augustins, du côté des Bernardines et à la porte de la Darse. Les provisions destinées à la Royale avaient été exclusivement acheminées par voie de mer, comme pendant les campagnes, sans détour par les marchés de denrées établis dans le terroir. Une telle organisation avait évité la propagation de la peste chez les moines de Saint-Victor comme dans l’arsenal, et la Royale ne déplora pas plus d’une centaine de victimes à bord.

Le Père Giraud, qui prônait depuis le tout début de l’épidémie, une prudente réduction des échanges entre les habitants, notait avec satisfaction en ce début février une amélioration dans diverses villes de Provence : « Le 9, on apprit que la contagion ne faisoit pas de grands progrès ni à Toulon, ni à Arles, ni à Tarascon, à cause qu’on avoit d’abort enfermé les habitants dans leurs maisons. Si on avoit pu faire la même chose à Marseille, la mortalité n’y auroit pas été si considérable, mais il y avoit trop de monde et trop peu d’argent ». Mais il se plaignait encore le 18 avril de ce que « les chirurgiens de l’hôpital, après avoir trempé leurs mains dans le sang et dans le pus des pestiférés, traversoient les rues sans aucune escorte ». « La plus part des officiers de l’hôpital du Mail entroient librement chaque jour dans la ville, tandis que l’on ne passoit jamais les malades qu’à travers des soldats qui faisoient écarter le monde » jusqu’à ce que le commandement militaire mît un terme à ce dangereux abus en exigeant d’eux aussi des bullettes de santé en en réglementant leurs déplacements. L’on ne redoutait plus seulement les transmissions aériennes.

Cette régulation des échanges sociaux relevait de la prudence et devait être conduite avec mesure estimaient le père Giraud comme le Dr Bertrand qui, sa propre chronique des évènements étant achevée, commentait les ouvrages de ses confrères parus sur la peste. De son côté, l’Intendant de Provence Lebret constatait : « Quand ce mal est une fois dans un endroit, je croy qu’il faut qu’il y fasse un certain ravage car quand on prend des mesures comme on a pris à Aix, à Saint-Rémy et à Tarascon, il est moins vif, mais il dure plus longtemps ou bien dans les lieux où l’on prend moins de précaution, l’embrasement est plus violent mais de moindre durée comme à Marseille » (148 AN, G 7 1730 pièce 152).

Le Père Giraud :

« Du 10 au 13, on publia quelques ordonnances. On défendit aux habitans d’Alauch sous peine de la vie d’entrer dans Marseille. On défendit sous les mêmes peines aux habitans du terroir de commercer avec ceux d’Alauch. Quoiqu’il n’y eut plus de nouveaux malades à Aubagne depuis près de vint jours et que Marseille fut beaucoup moins saine, on ne permettoit pas aux habitans d’Aubagne de passer en-deça des barrières ».

11 Mars « Sans dérroger en rien aux droits de la puissance de la justice de Dieu, on pourroit consister le fléau de la peste en ce que les hommes au premier soupçon de peste ne s’en défient pas assés. Ils se flattent mutuellement qu’il meurt du monde en tout tems. Ils se rassurent ou pour mieux dire ils s’étourdissent, ils se trompent ainsi les uns les autres. Ils communiquent librement ensemble, les malades cachent leur mal, les sains ne s’en défient pas, on voit des morts, on s’y accoutume, on s’aveugle encore un coup, on s’étourdit de plus en plus à un point à ne pouvoir plus se sauver. Enfin on ouvre les yeux, on commence à craindre, on veut se garder mais il faut prendre tant de mesures qu’on ne scait plus ce que l’on doit faire. On est environné de tant de dangers, l’occasion de faire des fautes dont la moindre est meurtrière est si fréquente, qu’il est très difficile de l’éviter. Si l’on observe pendant un tems les règles prescrites en pareille conjoncture, on se lasse, on se néglige, on se laisse prendre, on tombe dans le piège ».

Le Dr Bertrand

« Pousser la terreur du mal jusqu'au délaissement des malades, c'est une cruauté barbare : étendre la crainte de la Contagion au-delà du tems , & des mesures suffisantes pour en ôter tout soupçon légitime, c'est troubler la société, c'est y mettre un dérangement général. Mais aussi regarder la peste comme une maladie ordinaire, & persuader à tout un peuple de s'y livrer avec une entière liberté & une pleine confiance ; c'est l'exposer au danger de périr, & de faire périr tous les voisins. Nier absolument la Contagion & inspirer au peuple une téméraire assurance ; c'est encore donner lieu à tous les désordres & à tous les malheurs, dont nous gémirons long-tems ; de se répandre dans toute une Province, & dans tout un Royaume. Il ne faut rien outrer dans une matière de cette importance ; & pour ne pas tomber dans aucune de ces fâcheuses extrémités, il n'y a à l'égard de la Contagion, qu'à la réduire dans ses justes bornes, & d'établir sur des faits constans, & bien avérés des règles sûres pour le commerce, & pour la communication lorsqu'elle s'est une fois déclarée dans quelque contrée ».

Publication # 48 - 25 janvier 1721 - Poursuite de la désinfection dans le terroir

 

Archives de Marseille, GG 389. Transcription A. Riani.
Archives de Marseille, GG 389. Transcription A. Riani.

 

La désinfection des lieux empestés perdura de très longs mois. Au fur et à mesure que la maladie reculait, les survivants reprenaient possession des lieux « empestés » et procédaient méthodiquement à la désinfection. Entamée dans la ville intra-muros dès la mi-septembre avec l’arrivée du commandant Langeron (Publication # 41), celle-ci commença dans le terroir en janvier. C’était une tâche de longue haleine car celui-ci s’étendait sur environ 220 km² (22 000 hectares) alors que Marseille intra-muros ne représentait qu’une superficie d’environ 2 km² (200 hectares). Deux-cent-cinquante-deux commissaires accompagnés de lieutenants, de capitaines, de soldats et de forçats y furent commis. Un tel déploiement de force montre l’importance accordée au bon déroulement de la désinfection dont le but était d’en terminer le plus vite possible avec un isolement nuisible au négoce.

Contrairement aux effets personnels des malades qui pouvaient être lessivés en ville, les mobiliers des chambres – et particulièrement les matelas, paillasse, oreillers, couvertures, draps, linge, devaient être transportés jusqu’à un lavoir public pour y être échaudés. Le lavoir de la Joliette, situé hors les murs d’enceinte et face à la tuerie, était le grand lavoir à laine de la ville.

En revanche, les marchandises entreposées dans les quelques neuf cent quaran-te magasins devaient être transportées à Arenc, à l’embouchure des ruisseaux des Aygalades et de Plombières afin d’y être « parfumées » et placés en quarantaine sur place. Au sud de la ville, était établi un autre lavoir à l’embouchure de l’Huveaune. Cette procédure (aération, « parfumage » et quarantaine des marchandises) correspondait à une pratique ordinairement en usage dans les halles des infirmeries des ports méditerranéens lorsque des bateaux avaient présenté une patente soupçonnée. Ainsi la désinfection de Marseille correspond-elle à l’instauration à l’échelle urbaine du processus ordinairement utilisé par l’Intendance sanitaire.

La ville prenait en charge les frais de désinfection des maisons des plus pauvres tandis que les plus aisés devaient participer aux frais. Par souci d’économie, certains cherchaient à dissimuler leurs effets. L’on brûlait toujours mais l’expérience du fameux brasier du début du mois d’août (Publication # 14) incitait à davantage de prudence, la chaleur ayant fuir les puces qui s’étaient répandues dans toute la ville en y diffusant la peste. En outre, le Père Giraud se demandait si les gens auraient encore du mobilier après l’épidémie. On limitait donc la destruction par le feu aux vieilles hardes, ce qui suffisait tout de même à emplir la campagne d’une horrible fumée.

En ville, mi-mars, la désinfection n’était toujours pas achevée et l’on continuait à précipiter de nuit les hardes infectées par les fenêtres. Les tombereaux servaient désormais à transporter ces détritus jusqu’aux remparts où ils étaient incendiés.

 

Le Père Giraud :

« Le premier jour de l’an, on prit de nouvelles mesures pour la désinfection des maisons des bastides. On avoit déjà marqué d’une croix rouge les portes de celles où il y avoit eu des morts ou des malades, et on en trouvoit peu qui ne fussent ainsi marquées. Lassés d’avoir brûlé tant de hardes et tant de meubles, on se ravisat de conserver ce qui restait sans s’exposer à rallumer la peste. On délibéra donc qu’il suffiroit à l’avenir de brûler la plume et les vieux haillons, que l’on échauderoit le linge et la laine en présence des commissaires, et qu’ils donneroient ensuite de bons parfums à tous les appartemens et autres effets infectés, ce qui auroit suffit sans doute pour dissoudre et dissiper les restes du venin pestilentiel si la chose eut été faitte exactement et de bonne foi. Mais pour épargner les parfums et les fraix, on cachoit souvent des hardes, des personnes même employées abusoient de la confiance que l’on étoit obligé de leur donner, à cause qu’on ne pouvoit pas les suivre et les observer dans des lieux empestés, ce qui produisoit de tems en tems quelques malades.

« Le 23 [janvier], les commissaires des quartiers du terroir qui avoient déjà fort avancé l’oeuvre de la désinfection des bastides, ayant les capitaines à leur tête, ouvrèrent celles où tout étoit mort, en inventorièrent les effets des servants échapés de la peste qu’ils avoient à leur solde, faisoient les parfums que l’on composoit dans l’hôtel de ville, échaudoient, lavoient ou brûloient les hardes selon qu’ils le jugèrent à propos, le tout au dépens des propriétaires. Tout le terroir se couvroit d’une fumée horrible.

Le 30 [janvier], quoi que les tomberaux enlevassent chaque jour de nouveaux malades dans le terroir, les commissaires ne laissoient pas de presser la désinfection des bastides qui alloit bien lentement. Pour peu qu’il y eut des hardes à échauder et à inventorier, on n’en désinfectoit guères plus qu’une par jour, souvent c’étoit trop pour les commissaires zélés qui s’y empestoient. Le nouveau curé de Saint-Marcel fut porté à l’hôpital du Mail.

« Le 12, 13 et 14 [mars], on continuoit toujours la désinfection des maisons particulières. Les tomberaux passoient sans cesse dans la ville pour nettoyer les rues qui étoient encore bien salles. Il y avoit des gens à cheval pour commander les brigades des forçats et pour accompagner les tomberaux hors la ville. Tous les remparts étoient couverts d’ordures et de haillons, tant que la ville en fut pour cela plus nette, parce que dans la nuit chacun trouva quelque chose de nouveau à jetter aux fenêtres. Tous les matins la ville se couvroit de flammes et de fumée, surtout des paillasses, des matelas, des couvertures, de tapis, des traversins et des habits que l’on brûloit dans toutes les places et dans les petites rues. Le feu ne consumoit guères la plume, ce qui restoit dans les rues s’élevoit au moindre vent, voltigeoit dans l’air comme de la neige, c’étoit là une chose si désagréable qu’on n’alloit qu’avec peine dans les rues ».

Publication # 47 - 18 janvier 1721 - Mgsr de Belsunce poursuivit injustement les Oratoriens de ses foudres

 

Portrait de Saint Philip Neri, fondateur de l’Ordre des Oratoriens, Giuseppe Nogari, huile sur toile, s.d., Basilica di Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise.  Source :  Didier Descouens — Travail personnel, CC BY-SA 4.0,
Portrait de Saint Philip Neri, fondateur de l’Ordre des Oratoriens, Giuseppe Nogari, huile sur toile, s.d., Basilica di Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise. Source : Didier Descouens — Travail personnel, CC BY-SA 4.0,

 

Éduqué chez les Jésuites, Mgr de Belsunce s’opposait à la minorité de jansénistes de son diocèse, c’est-à-dire essentiellement aux Oratoriens, lesquels détenaient depuis 1625 le Collège municipal créé par délibération du corps de ville et fermé le 5 août 1720. Le très long affrontement théologique des Jansénistes et des Jésuites regardait la manière d’assurer le Salut, envisagé comme collectif. Sans la « grâce efficace », estimait le théologien Cornelius Jansen (†1638), l’homme ne pouvait préférer les volontés divines aux satisfactions humaines. Hélas, Dieu ne l’accordait pas à tous et Jansen rejoignait la théorie de la prédestination du protestant Calvin. Né protestant et converti au catholicisme avec toute sa famille, l’évêque de Marseille préférait la théorie du libre arbitre. Cette question n’était pas négligeable à une époque où le catholicisme était religion d’État et où quasiment tous les Marseillais étaient catholiques. Belsunce poursuivit les jansénistes de ses foudres son épiscopat durant. Il avait interdit aux oratoriens de prêcher et de confesser en 1718, après que ces derniers se furent opposés au pape à propos de la Bulle Unigenitus. Plus tard, il fit fermer le Collège des Oratoriens de La Ciotat.

La peste ayant éclaté, l‘évêque avait immédiatement reproché à ceux qui appelaient à un concile général d’avoir attiré la colère et la vengeance divines sur la cité pécheresse. Il les avait ensuite accusé de ne s’être pas mis au service des fidèles : les oratoriens se seraient enfermés dans leur couvent avant de s’enfuir. Le prélat leur reprochait de ne lui avoir pas demandé le droit de confesser les pestiférés, ce qu’il leur aurait aussitôt refusé. Il les condamnait pour n’avoir fait aucune aumône. Or, témoigne leur défenseur, « les Pères ne sont pas contentés de donner de la soupe à leur porte et de distribuer quelques pains, comme Monsieur de Marseille l’avance. M. Bonnefoy, qui depuis M. Mesnier a été commissaire du quartier, appris de tout le voisinage que ces Pères ont distribué le 11 aoust jusqu’au 12 septembre dernier, de la viande & du bouillon à tous les malades, et du pain, du vin & de la soupe à tous ceux qui étoient en santé ». Et ils accordaient aussi des secours pécuniaires. Msgr de Belsunce blâmait encore les oratoriens pour n’être pas allé rechercher un agonisant au milieu d’un amoncellement de morts afin de l’absoudre de ses péchés : ils pouvaient passer outre son interdiction puisque le malade se mourait. Pourtant, les Pères de l’Oratoire avaient donné l’eucharistie en leur église jusqu’à sa fermeture fin août, sur ordre des autorités, et avaient secouru les malades les plus gravement atteints par la maladie. En septembre, onze prêtres oratoriens, confrères et frères servants avaient succombé à la peste et quatre survivants avaient quitté la ville. Parti assister sa sœur dans une bastide, le Père Billon était mort aussi. Pis encore, le Père Jean-Jacques Gautier, supérieur du couvent, était accusé d’avoir propagé la peste dans le couvent par cupidité et non suite aux secours portés aux pestiférés : il aurait fait entrer des hardes (consistant en une chasuble brodée) héritées de Messire Estays, prêtre de l’Oratoire et chanoine des Accoules, mort de peste après avoir confessé l’épouse pestiférée du médecin Robert. Or, le Père Gautier, mort le 11 septembre 1720, avait bel et bien contracté la maladie en se portant au chevet des malades parvenus à l’article de la mort, les seuls auxquels l’Église, sinon l’évêque, autorisait les Oratoriens à administrer les derniers sacrements. Ni la seule malle et les monnaies dont il avait effectivement hérité n’étaient entrées au couvent.

Ces graves accusations, portées en pleine épidémie contre un Ordre religieux et une personnalité très appréciée des Marseillais qui l’avaient surnommée le « saint de Marseille », donnèrent lieu à plusieurs publications de diffusion nationale auxquelles le Père Giraud fait très longuement écho et ce, à deux reprises, rapportant les accusations de l’évêque et les arguments de la défense. L’évêque avait fait publier toutes ses lettres diffamatoires après qu’un « gentilhomme de Provence » eut pris la défense des religieux. Une « Défense des Oratoriens » fut encore publiée en 1721 ( https://books.google.fr/books?id=j5lhAAAAcAAJ&hl=fr ). Ce scandale entacha l’épiscopat de Msgr de Belsunce.

Le Père Giraud :

« (...)

« À l’exemple de M. de Mailly [cardinal], on auroit été tenté de demander à M. de Marseille les noms de ces communautés qui s’étant enfermées si à bonne heure, furent l’exemple de la lâcheté. On scait bien que les Mrs de Saint-Victor s’enfermèrent. Mais ils le firent avec conseil et par délibération de leur chapitre, en cela ils se conformèrent à leurs anciens usages et statuts pour un pareil cas où les seigneurs évêques de Marseille n’étoient ni ouïs ni consultés. Du reste, personne n’ignore qu’au commencement de la contagion quelques religieux se dévouèrent publiquement au service des pestiférés, que les maisons et églises de leurs communautés restèrent ouvertes pour confesser les malades dans leurs lits, les douteux et souvent même les malades qui venoient encore dans leurs églises, où ils donnèrent la communion sans aucune précaution jusques vers le 27 août, tems au quel elles furent presque toutes à la fois attaquées de la peste, forcées de se renfermer pour se rendre mutuellement des derniers offices de charité et de se garentir de l’infection des corps morts, que l’on portoit non seulement autour de leurs maisons, mais dans l’intérieur même de leurs églises, nonobstant les barrières des bans que l’on faisoit au milieu du corps de l’église. Alors on enferma presque généralement toutes les portes. Ceux qui n’étoient pas frappés de peste suffirent à peine pour secourir les malades et ensevelir les morts. Tous le mois d’août et celuy de septembre furent un tems de trouble, de désolation et d’horreur. Quelques personnes de communauté pouvant encore dans ces jours de confusion de se sauver de l’embrasement et du naufrage cherchèrent quelqu’azile, ceux des pères de l’Oratoire qui selon l’expression de Mr Moustier l’échevin ne pouvoient plus rester dans la ville, que sans aucun mérite pour eux et sans aucune utilité pour les autres, voyant toute leur maison infectée, se retirèrent à la campagne où ils avoient une retraite assurée. Y avoit-il un si grand mal en tout cela ? Mais M. de Marseille est aussi accoutumé à se satisfaire par écrit contre ceux mêmes qui ne l’attaquent pas et qui n’osent se défendre, que de pousser son animosité et sa vengeance à bout contre ceux dont il prétend quelques fois avoir été offensé. Capricieux ou intéressé, aussi faible ami que ceux de sa société dont il suit les maximes qu’il défend à outrance à tort et à travers, c’est un puissant et redoutable ennemi en paroles, en effets et par écrit. Lessus in marmore… « Lamentations dans le marbre… »

(...) »

Publication # 46 - 11 janvier 1721 - L’état du terroir demeurait préoccupant mi-janvier 1721

 

Campagne avec troupeau et berger, MVM - 2006 0 766
Campagne avec troupeau et berger, MVM - 2006 0 766

 

L’humidité semblait rallumer encore la peste dans les quartiers nord-est très excentrés de Marseille. L’exemple du Mre Giraud, prêtre de Saint-Jean-du-Désert, qui avait contaminé nombre de ses paroissiens en cachant son mal, montre que tous les prêtres n’usaient pas des mêmes précautions pour confesser les malades. Par force, beaucoup de confessions étaient devenues quasi publiques tant la distance physique des prêtres avec leurs paroissiens malades s’était étendue.

Pour dramatique qu’elle fut, la situation n’atteignit toutefois jamais l’horreur que la ville intra-muros avait connu, les habitants de la campagne disposant d’espaces natu-rels où ensevelir eux-mêmes les dépouilles de leurs proches. Les cadavres ne jonchaient donc pas les chemins comme ils avaient encombré les rues de la cité.

Le Père Giraud :

« Le 10, les pluyes fréquentes que l’on avoit tant souhaittées dans l’automne, bien loing d’éteindre la peste dans le terroir sembloient luy servir de véhicule, elle a prit feu presqu’en même tems aux Rampaux, aux Camoins et à la Valentine sans qu’elle parut s’affaiblir dans les autres quartiers où elle avoit déjà fait tant de ravage. On porta ce jour-là dans l’hôpital du Mail dans deux tomberaux seize malades des Cailhols. Le jour précédent, on en avoit porté sept de Saint-Julien et on avoit enlevé de force Mre Giraud, prêtre du quartier de Saint-Jean-du-Désert, qui avoit caché long tems son mal et l’avoit communiqué à un grand nombre de personnes dans l’exercice de son ministère, qu’il avoit exercé sans interruption. Il passoit ensuite du Mail dans l’hôpital des Augustins réformés, où il passa sa convalescence et y succomba enfin au mois d’avril suivant.

« Le 11, la mortalité étoit encore grande dans le terroir. Quelqu’exacte clôture que l’on gardoit, on n’ozoit se flatter de pouvoir se sauver du péril, chacun étoit frappé de crainte et d’étonnement, mais les horreurs de la mort n’y égalèrent jamais celles que l’on avoit ressenties dans la ville. Quelques rares que fussent les corbeaux et quoi que ceux qui s’étoient dévoués d’eux-mêmes à cet employ rançonassent souvent les pauvres et les riches, cependant les corps morts ne restèrent plus comme autres fois long tems privés de l’honneur de la sépulture. Comme l’on rejettoit d’abort des bastides la plus part des malades et que l’on les logeoit dans des cabanes écartées, couvertes de branches d’arbres où de quelque drap, il n’étoit pas difficile d’ouvrir quelque fosse à l’entour et d’y tirer le cadavre avec des crocs ou des cordes. Devenus alors insensibles, il ne s’agissoit plus que de prendre quelque chose sur soi-même, de se vaincre, de faire un effort pour rendre ce dernier office de charité à ses parents ou à ses amis. C’étoient pourtant de violentes épreuves et de rudes combats, tantôt c’étoit un époux tremblant forcé d’ouvrir le sein de la terre pour ensevelir celle qu’il n’avoit plus ozé approcher dès la première démonstration de la maladie, une autre fois c’étoit un père désolé réduit à rendre le même office à son fils, une pauvre mère affligée pouvant à peine se soutenir étoit contrainte d’enterrer son époux et ses enfants aux quels elle ne survivoit que pour arroser encore quelques moments de ses larmes les fosses qu’elle avoit creusées, y expirer elle-même, et y attendre quelque peu de terre de la compassion et de la charité de ses voisins.

« Le 12, la plus part des prêtres des quartiers du terroir étoient morts ou malades, quelques-uns s’étoient soutenus par industrie. Celuy de Saint-Barnabé, pour être en état de servir plus long tems, avoit toujours refusé d’entrer dans les bastides pestiférées, quand les malades étoient en état de descendre au bas de leurs maisons il les confessoit de la rue, quand ils ne pouvoient pas sortir de leurs chambres, il montoit par une échelle à côté d’une fenêtre. Une fille que son père avoit porté sur une fenêtre se confessa ainsi publiquement, et dans les hôpitaux les confessions n’étoient guères plus secrètes ».

 

Publication # 45 - 4 janvier 1721 - « Saisonnalité » du mal ou dynamique des populations de rongeurs ?

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Les hommes de ce temps s’en rapportaient à l’observation de ceux qui avaient vu des pestes dans le Levant. Les pestes, disait-on, s’étendaient entre deux équinoxes, notion astronomique. La peste de Marseille ayant débuté à la Saint-Jean devait donc s’achever à la Noël puisque les pestes du Levant commençaient au solstice d’hiver pour s’éteindre au solstice d’été. Toutefois, force était de reconnaître que, si la situation s’était très grandement améliorée à Marseille intra-muros, la peste sévissait toujours dans le terroir. Aussi les marseillais n’osèrent-ils pas entrer chez les uns et les autres pour formuler les vœux traditionnels de bonne année.

D’autres plaçaient leurs espoirs dans un changement de température qui aurait opéré favorablement. Mais, observait toujours le Père Giraud à la mi-mars 1721, ni la chaleur estivale, ni l’humidité automnale, ni la froidure hivernale n’avaient réussi à éteindre ni à expliquer l’évolution de l’épidémie de peste. Le médecin lui-même s’en remettait à Dieu et au repentir de ses semblables.

La question de la saisonnalité des épidémies est aujourd’hui encore régulière-ment posée en infectiologie et en épidémiologie. Il semble que l’on puisse observer une saisonnalité de la peste (entre septembre et avril selon l’OMS) dans les régions du monde où elle reste endémique (Madagascar, République démocratique du Congo et Pérou) mais celle-ci n’est pas liée au climat, estimait en 1989 le chercheur en microbio-logie à l'Institut Pasteur de Paris, Henri Hubert Mollaret (1923-2008) : « Les facteurs climatiques ou saisonniers, si souvent invoqués pour expliquer la périodicité (très discu-table d'ailleurs) des épidémies, doivent être interprétés par rapport aux rongeurs sauva-ges réservoirs et à la dynamique de leurs populations ».

Le Dr Bertrand :

« Comme l'on sait par tradition que dans le Levant la peste finit ordinairement au solstice d'Eté, c'est-à-dire, vers la saint Jean, on s'attendoit que celle cy, qui avoit commencé en ce tems-là, finiroit aussi au solstice d'hiver, c'est-à-dire, vers la Noël d'autant mieux que l'on voit souvent les constitutions des maladies épidémiques, ou populaires, suivre les révolutions des saisons, dont le cours est ordinairement d'un équinoxe, ou d'un solstice à l'autre. La nôtre a suivi à peu prés le même cours.

Nous pouvons assurer qu'il n'a paru que très peu de malades dans le reste de ce période, qui a duré jusqu'à la fin de Janvier. Cependant l'on ne peut pas dire qu'il ait fini tout-à-fait au solstice d'hiver, puisqu'après ce tems-là, il tomba encore quelques nouveaux malades & qu'il y en avoit encore beaucoup à la campagne. (...)

« Enfin la nouvelle année 1721 commença, & l'on n'y voit point cesser la consternation publique, les amis & les parens ne se renouvellèrent point par des visites réciproques, les marques d'amitié & de tendresse, qu'ils avoient coutume de se donner le premier jour de l'an, & toute cette cérémonie d'amitié & de civilité se réduisit à se souhaiter dans les rues, à mesure que l'on se rencontroit, une année plus heureuse que la précédente. Il sembloit même que l'on pouvoit se le promettre ; car il n'y avoit presque plus de malades dans la Ville : ce qui paroissoit encore mieux par l'état des Hôpitaux, où le nombre des malades diminuoit considérablement d'un mois à l'autre. En effet dans celuy de la Charité, l'on ne reçût dans tout le mois de janvier que 113 malades, il n'en mourut que 53 & il en sortit 115 Convalescens. Dans l'Hôpital du Mail, on reçût dans le cours de Janvier 41 malades de la Ville , & 165. du Terroir, en tout 206. Il n'y en mourut en ce même mois des premiers, que 17 & 7 3 des seconds, ce qui fait en tout 90. C'est dès ce tems-là que l'on commençoit à faire transporter dans l'Hôpital du Mail tous les malades de la campagne, où le mal faisoit encore beaucoup de ravage ce qui donnoit beaucoup d'embarras, & aux Commissaires du terroir & à ceux qui commandoient dans la Ville, où le mal diminuoit toujours à vûë d'oeil ; car l'on ne voyoit plus tomber alors les malades que de loin à loin, encore n'étoient-ce que de petites gens, que la pauvreté ou l'avarice portoit à se servir des hardes infectées, ou qui, par imprudence, entroient dans les maisons suspectes ».

Le Père Giraud

31 mars « On avoit beau se flatter au commencement de la contagion que les grande chaleurs l’étoufferoient, tous les raisonnemens qu’on avoit fait ensuite sur la différence des climats du Levant et de cette province n’avoient abouti à rien. Il avoit plu, il avoit gelé, on avoit vu tomber de la neige, les saisons s’étoient succédées les unes aux autres, on comptoit déjà la 10e lune sans que l’on vit encore cette maladie éteinte. Tout, ainsi que le solstice d’hivert, n’avoit pu dissoudre et dissiper son venin, celuy[-ci] ne le ranima plus et ne ramena pas la rechute que l’on avoit tant apréhendé puisqu’il n’y eut dans tout ce mois tant de la ville que de la campagne que […]. On fut obligé d’avouer qu’il n’y avoit point de règle fixe ni pour le commencement, ni pour le progrès, ni pour la fin de la peste, qui avoit commencé dans les autres villes de Provence ainsi qu’à Marseille au moment que quelqu’un l’a portée, qui ne fit de progrès qu’autant que l’on négligea d’en arrêter le cours, et qui ne finira que lorsque les hommes agiront de concert avec Dieu le souverain seigneur bon et miséricordieux, qu’ils cesseront de l’offenser et ne s’aveugleront point eux-mêmes.

Publication # 44 - 27 décembre 1720 - Célébration de Noël au tambour des églises et procession aux charniers pour la Saint-Sylvestre !

 

Il ne fut pas possible de célébrer la naissance du Christ à l’intérieur des églises selon la coutume. Mgr de Belsunce fut donc obligé de limiter les festivités à trois messes par église. Et encore devaient-elles être dites et chantées au tambour, c’est-à-dire dans une sorte de SAS en bois situé à l’entrée de l’église. Malgré les précautions prises par les prêtres, le commandant Langeron, qui redoutait les conséquences préjudiciables de ces rassemblements sur la santé, en fut très contrarié. D’ailleurs, quelques jours plus tard, il y eut de nouveaux malades à Marseille intra-muros. Convaincu de ce que la fin de l’épidémie ne viendrait que de la clémence divine, Mgr de Belsunce organisa le jour de la Saint Sylvestre une invraisemblable procession le long des remparts en remontant du Midi au nord, de la Porte de Rome jusqu’à la Porte de la Joliette en passant par celle de Bernard du Bois. Autrement dit, l’évêque, le clergé et les fidèles cheminèrent le long des plus horribles charniers situés sur les lices extérieures nord. La procession s’acheva à la cathédrale Sainte-Marie-Majeure dite La Major.

Le Père Giraud :

« Le 24, M. l’évêque permit de célébrer trois messes à l’autel du tambour de toutes les églises de la ville, de donner la bénédiction du saint sacrement après les trois messes, et à l’issue des vêpres, le jour de Noël, le 26 et le 27, on ne célébra au tambour qu’une messe, mais on donna aussi la bénédiction le matin, et après les vêpres. La solemnité des cloches fut fort réjouissante.

« Le 24, M. l’évêque célébra trois messes au tambour de la porte de l’église de la Major, y donna la bénédiction à un grand peuple assemblé. Mr le commandant désapprouva toujours ces sortes d’assemblées comme très dangereuses et préjudiciables à la santé publique.

« Le 26, les prêtres des quartiers qui se soutenoient encore après avoir dit la messe sur quelques hauteur ou à la porte de leurs églises, publièrent une nouvelle ordonnance qui leur défendoit de les ouvrir et d’y laisser entrer le monde jusqu’à nouvel ordre. Les prêtres qui étoient dispersés dans le terroir célébroient indifféremment la messe dans des chapelles domestiques, sur des balcons ou dans des sales, sans que Mr l’évêque leur en eut accordé ni refusé aucune permission, il n’étoit guère le tems de la lui demander ni d’attendre de ses réponces par écrit.

« Le 30, il y eut plusieurs nouveaux malades, on en étoit chaque jour aux expédients, comme c’étoit toujours à recommencer, on ne scavoit plus comment s’y prendre. Aussi, M. l’évêque n’espéroit plus la fin des malheurs de Marseille que de la miséricorde de Dieu.

« Dans cette vue, le 31 il convoqua ses chapitres, les paroisses et les communautés délabrées dans l’église de Saint-Ferréol, où il fit une exhortation pathétique et fort touchante. Sur les trois heures après midi, ayant pris en main le saint ciboire, précédé de son clergé séculier et régulier sans croix, il sortit par la porte de Rome, vint tout le long des murailles, marchant sur les corps morts depuis la porte de Bernard du Bois jusques au près de celle d’Aix, entra par la Joliette, se rendit à la porte de la Major où il donna la bénédiction et d’où chacun se retirat. Toutes les troupes en faction aux portes se tenoient à genouil [genoux], la bayonète au bout du fuzil, ce fut un spectacle afreux d’avoir eu à marché sur des cadavres hideux moitié enterrés, pourris ou déssechés, les uns levant les mains desséchées vers le ciel et les autres ayant un pié en l’air, un genouil, une épaule moitié enterrée, on en voyoit d’autres dans des postures indécentes et des attitudes horribles. Ainsi fut terminée cette année mémorable dont les historiens et les peintres ne donneront jamais qu’une faible idée et une légère et imparfaite ébauche ».

Le Dr Bertrand :

« On passa même les fêtes de la Noël sans pouvoir les solemniser dans les exercices ordinaires de Religion, il salut se contenter d'entendre une Messe basse fort à la hâte : l'on continuoit toujours d'en dire à la porte des Eglises, & l'on n'entroit point encore dans l'interieur. Mr. l'Evêque cependant n'oublioit pas de réveiller de tems en tems la piété des fidèles par tous les actes de Religion, que la conjoncture du tems lui permettoit de faire. Le dernier jour de l'année il fit une procession au tour des remparts, - portant le saint Sacrement - , & précédé du reste de son clergé, que le mal avoit épargné ; il donna la bénédiction aux portes de la ville, & dans les endroits où étoient les fosses, pour attirer - la miséricorde du Seigneur sur nous, & sur ces infortunés défunts, que cette calamité avoit privé de la sépulture écclesiastique. Le peuple édifié de la piété de son Pasteur, témoignoit beaucoup d'empressement à le suivre dans cette procession, & ce ne fut qu'avec peine qu'on le retint par le moyen des soldats, qui suivoient la procession, avec une modestie tout-à-fait édifiante ».

Publication # 43 - 21 décembre 1720 - Difficultés des relations entre la ville et le terroir

         

                   Vue de la porte de la Joliette, anonyme, s.d. [XVIIIe siècle] - MM 52978  

 

  

          La Porte de la Joliette, Dessin de Cassien, s.d. [1er quart du XIXe siècle] collection des Musées, 53037

 

Nous devrons désormais nous passer du récit du l’avocat de la Communauté Pichatty de Croissainte, lequel a mis un terme à son journal aux fins de le faire immédiatement publier.

L’épisode des vendanges, (en partie ratées, publication # 31), avait eu des conséquences sur la propagation de l’épidémie dès la mi-novembre, nous dit le Père Giraud. En effet, les propriétaires des vignobles avaient aussi recruté une partie de la main d’œuvre dont ils ne disposaient plus à Marseille parmi les communautés voisines. Ces vendangeurs extérieurs avaient contracté la peste et leur mort avait semé la confusion chez des familles jusque là épargnées par la Contagion. Rejetées de la ville, celles-ci avaient alors été condamnées à mourir sur les chemins après avoir vainement erré à travers la campagne sans trouver de refuge. Toutefois, certaines familles avaient réussi à regagner la ville. Le commandant Langeron comprit alors que les paysans qui assuraient le ravitaillement de leurs maîtres étaient responsables de la recrudescence de la maladie intra-muros. Les bullettes de santé (Publication # 37) n’avaient pas suffi et c’est pourquoi les autorités en avaient suspendu l’attribution, sauf précisément, aux paysans qui apportaient le vin et les légumes du terroir mais aussi le blé et la précieuse farine qui nourrissaient les citadins.

Un premier dessin (à gauche) montre les remparts avant leur démolition tandis qu’une gravure, due à la plume de Cassien, présente les vestiges de la porte monumentale de la Joliette et figure les échanges entre ville intra et extra muros par une file d’ânes ou de mulets attelés et manifestement en transit. La destruction du rempart fut entamée dès le tout début du XIXe siècle.

Le Père Giraud :

« Le 18, on ne pouvoit porter ni bled ni farine de la ville au terroir qu’avec un billet signé de Mrs les échevins, ils n’en accordoient que difficilement quoi qu’on tira le bled ou la farine de sa maison. Il étoit permis de tirer du vin vieux en dame jeanne ou grandes bouteilles de verre, mais non pas en barriques. Les païsans portoient avec peine le vin nouveau à cause que ceux de la ville qui avoient échapé de la peste se faisoient un jeu de les efrayer davantage en les touchant, s’appuyant de la main sur leurs épaules, leur disant « a le pauvre pansé, il appréhende la gandouphe ».

« Le 19, toutes les précautions que l’on prainoit pour étouffer la peste étoient toujours inefficaces. On avoit déjà mis tout en usage pour y réussir. Dans la pensée que le terroir entretenoit la maladie dans la ville, on ne donnat plus pendant quelques tems des billets pour s’y retirer, on permettoit à peine aux pourvoyeurs et aux païsans qui portoient le vin d’y entrer. Cependant, il y avait chaque jour de nouveaux malades tant de la ville que de la campagne, ce qui déconcertoit autant les magistrats que le peuple. Les grosses pluyes du 17 et du 19 relevèrent un peu leur courage et leur espérance, ils se flattèrent que Dieu se serviroit de ce moyen naturel pour faire cesser un fléau qui les affligeoit depuis si long tems et qui poussoit leur patience à bout.

« Le 22, Mr le commandant fut de fort mauvaise humeur à cause des nouveaux malades qu’il y eut dans la ville. On vouloit le persuader que les païsans qui portèrent le vin et les personnes qui s’étoient retirées de la campagne en étoient la véritable cause. On prétendoit par-là suspendre l’entrée du vin et l’obliger d’établir des barrières aux portes pour les gens du terroir, mais outre qu’il étoit nécessaire de laisser entrer librement le vin et les herbes du terroir afin que la ville ne se trouva pas au dépourvu, il comprit que les personnes qui étoient revenues de leur campagne n’étoient mortes que par trop de confiance, elles s’étoient confiées à leurs païsans et dans la fausse sécurité qu’il n’y avoit plus rien à craindre dans la ville, elles avoient été trop faciles à communiquer avec les habitants de la ville ».

Publication # 42 - 14 décembre 1720 - A la demande des médecins, Langeron fit organiser les secours dans le terroir

Recette du vinaigre des Quatre voleurs, Collection MHM 2009 0 379.

 

La peste était pourtant loin d’avoir disparu et elle meurtrissait le terroir aussi implacablement qu’elle avait frappé la ville intra-muros. Des scènes de confusion et d’horreur s’y répétaient tristement.

A la faveur d’une très nette amélioration de la situation de la ville intra-muros, et sur la sollicitation des médecins qui se sentaient soudainement un peu désœuvrés, le commandant Langeron organisa les secours à la campagne : chaque matin un service constitué d’au moins un médecin, un chirurgien et un garçon quittait la ville muni d’une « caisse de remèdes » contenant peut-être le vinaigre des quatre voleurs pour se prémunir du mal (Publication # 29), et les rations d’avoine de leurs chevaux pour se rendre dans l’un des quatre quartiers administratifs du terroir spécialement créés pour la circonstance. Les capitaines et les commissaires de ces quartiers leur remettaient la liste des malades à visiter et informaient les autorités du nombre de morts. La campagne était alors aussi dévastée que l’avait été la ville : les malades, qui se cachaient de plus en plus souvent, étaient recherchés, suivis et chargés de force sur les fameux tombereaux incommodes et chaotiques qui les emportaient vers les hôpitaux lorsqu’ils ne les achevaient pas en chemin.

Cette organisation fut maintenue au moins jusqu’à mi-février. Les médecins et les chirurgiens étaient quelquefois accompagnés par une brigade militaire et les tombereaux les suivaient de près.

 

Le Père Giraud

« Le 14, Mr le commandant qui jusques alors avoit donné toute son attention au salut de la ville et n’avoit regardé que de loing les malades du terroir, se ravisa enfin de leur donner quelques secours. Il créa une espèce de faculté ambulante composée des médecins et des chirurgiens qui étoient sortis des grandes infirmeries et de l’hôpital de la Rive-Neuve, et qui se trouvoient comme surnuméraires. Ces messieurs à cheval, munis d’une caisse de remèdes, sortirent désormais chaque jour de la ville, visitèrent une partie du terroir avec ordre de luy rendre comte à leur retour de la situation des quartiers qu’ils auroient parcouru.

« Cette légère consolation pour les gens de la campagne fut bientôt suivie d’une nouvelle alarme. Les tomberaux suivirent de près ces messieurs pour emmener les malades dans les hôpitaux de la ville. Ces épouvantables chariots qu’on n’avoit pas encore vu rouler dans le terroir y jettèrent une telle terreur, que les malades cachoient leur mal, ou se trainoient hors de leurs maisons et alloient se cacher pour éluder cette vilaine voiture. Comme il n’étoit pas bien difficile de découvrir ces pauvres malades, on les mettoit impitoyablement sur ces tomberaux, on les conduisoit ainsi malgré eux dans les hôpitaux. Le cahotage et l’horreur en tuèrent plusieurs qui ne faisoient que passer des hôpitaux dans les fosses ».

Le Dr Bertrand :

« Lorsque la Ville commençoit à être tranquille, la campagne étoit encore dans le trouble & la consternation ; les médecins de Marseille,qui ont toûjours eu forte à cœur le salut de leurs compatriotes, se trouvant oisifs comme tous les autres, par le grand nombre de gens de leur profession qui s'y trouvoient alors, & par le peu de malades qu'il y avoit dans la ville, & voyant ceux de la campagne dénués de tout secours, présentèrent un mémoire à Mr de Langeron où ils proposoient les moyens de les secourir, & s'offroient eux-mêmes pour cela. Un projet si conforme aux intentions d'un commandant, qui travailloit avec, autant de succès à prévenir tout ce qui pouvoit entretenir le mal, ne pouvoit, pas manquer d'être bien reçu ; il en ordonna en effet l'exécution sur le champ, & dans cette vûë l'on divisa tout le terroir en quatre parties, à chacune desquelles on destina un médecin, un chirurgien & un garçon, & les médecins de la ville furent chargés de cet employ. Ils partoient tous les matins,& revenoient le soir coucher à la ville : ils portoient avec eux les remèdes nécessaires, qu'ils distribuoient eux-mêmes aux malades, & comme le terroir de Marseille est vaste, ils alloient à cheval & chacun dans le département qui lui avoit été marqué, étoit accompagné de son chirurgien & du garçon, qu'il envoyoit quelques fois d'un côté & d'autres suivant les besoins des malades. Ces médecins commencèrent ce pénible exercice vers la mi-décembre, & le continuèrent tous les mois suivans jusqu'à la fin du mal. Les capitaines des quartiers du terroir reçevoient des commissaires, les rôles des malades de leur département, & les remettaient tous les jours aux médecins, qui par ces rôles allaient visiter les malades dans les bastides, & partout où, ils étoient appellés ; car l'ordre n'étoit pas moins exact à la campagne que dans la Ville, & le commandant y avoit si bien réglé toutes choses, que ce peuple disperse dans une vaste campagne gardoit la même police, que s'il avoit été rassemblé dans une même enceinte.

« Les médecins trouvèrent dans ces bastides une aussi grande désolation qu'ils l'avoient trouvée dans la Ville ; c'est là qu'ils virent tout ce que la misère, la frayeur, & le délaissement ont de plus triste & de plus affreux ; ils trouvoient la plupart de ces malades relégués dans des étables, dans des greniers à foin & dans les endroits les plus sales ; plusieurs même couchés sur la dure, d'autres abandonnés dans des grottes & dans des lieux écartés hors de la portée de tout secours. Tantôt l'on voyoit toute une famille languissante du même mal sans pouvoir se secourir les uns les autres ; tantôt c'étoit un père qui avoit secouru sa femme & ses enfans , & qui après avoir rendu à tous le dernier devoir, se voyoit lui-même privé de tout, ou bien une mère autant accablée de l’affliction de se voir seule, que de la violence de son mal, tantôt enfin c'étoit de petits enfans, restes infortunés d'une nombreuse famille entièrement éteinte, à qui on n'a laissé pour tout héritage que la cruelle maladie, qui les fait périr ; mais ne réveillons plus ces tristes idées, tout ce que nous en avons déjà dit les retracera assés. Nous remarquerons seulement qu'il falloit que ces médecins fussent animés d'un zèle bien vif & bien charitable, pour courir ainsi la campagne dans la saison de l'année la plus rigoureuse, exposés à toutes les injures de l’air, à la vûe des plus affreuses misères, aux travaux les plus rudes & les plus désagréables. De plus la terreur étoit si grande dans ces bastides, qu'on ne vouloit leur donner aucune retraite lorsqu'ils arrivoient, ou qu'ils passoient, on n'osoit pas feulement les approcher, & ils étoient obligés de porter avec eux de l'avoine pour leurs chevaux ; & de quoi faire leur halte, qu'ils faisoient souvent en rase campagne ; heureux même quand on leur offroit quelques fois une écurie pour s'y retirer. Ce sont pourtant là ces médecins contre lesquels on a formé de si indignes soupçons, & qu'on a osé accuser d'inaction & de pusillanimité ».

Publication # 41 - 7 décembre 1720 - Premières désinfections en ville intra-muros

Félix Ziem, Vieux quartier à Marseille, 19e siècle, BA, L 7613.
Félix Ziem, Vieux quartier à Marseille, 19e siècle, BA, L 7613.

 

La désinfection était une opération qui faisait, elle aussi, l’objet d’une surveillance étroite de la part des autorités urbaines. Les maisons infectées ou soupçonnées de l’être avaient été marquées d’une croix rouge. La désinfection était exécutée sous la surveillance des commissaires des quartiers et des îlots. Ceux-ci accomplissaient toujours deux rondes quotidiennes dans leur secteur et agissaient selon un protocole sanitaire très strict. Dans le secteur de la Charité, des religieux devaient également veiller à la désinfection des lieux de culte.

C’était donc la police qui procédait à la désinfection après avoir inspecté soigneusement la maison pestiférée de la cave au grenier à la recherche de cadavres dissimulés. Ce travail n’était pas dénué de risques. La police faisait lessiver matelas, paillasses, draps, couvertures, oreillers, linges. Les effets ayant appartenu aux défunts devaient être plongés dans des cuves d’eau bouillante, puis fraîche, et être séchés à l’air libre. Des mobiliers et des hardes étaient brûlés dans un but prophylactique. Les miroirs et les métaux étaient lavés à l’eau de vie ou au vinaigre. Les sols étaient nettoyés comme les murs qui étaient ensuite chaulés. Les habitations étaient aérées pour désinfecter les rideaux, les tapisseries, les chaises… Puis, les policiers procédaient « aux parfums » trois fois par jour, tous les deux jours, en précipitant les ingrédients (souffre, antimoine, arsenic, camphre, cinabre, baies de laurier, graines de genièvre, clous de girofle, gingembre, valériane, salpêtre) dans le feu de sorte que l’habitation était complètement enfumée entre deux aérations.

Comme il a été mentionné antérieurement (Publication # 14), ces pratiques renvoient à la tradition de la médecine hippocratique : l’air étant considéré comme le premier facteur de risque sanitaire, il importait de le purifier pour ne pas s’exposer à la corruption par contamination avec les objets corrompus.

Les hardes les plus misérables étaient emportées par les fameux tombereaux et déposées le long des remparts pour y être brûlées. C’était là le lieu de dépôt ordinaire de tous les immondices de la ville par temps d’épidémie ou non. Pendant ce temps, blanchisseuses, lavandières, particuliers blanchissaient le linge aux lavoirs et jusque dans les fontaines publiques. Les lessives séchaient sur des fils tendus sur le Cours lui-même.

 

Le Père Giraud :

« Le 5, on continua de s’assembler dans l’hôtel de ville pour prendre les plus justes mesures pour pouvoir purger et désinfecter généralement toutes les maisons de la ville où il y avoit eu des morts ou des malades, il y en avoit peu qui en eussent été exemptés. C’étoit donc là une entreprise de longue haleine également importante et périlleuse.

« Le 8, on publia une ordonnance de la part de Mrs les magistrats pour prescrire à tous les commissaires ce qu’ils devoient faire tant pour empêcher ce qui pouvoit contribuer à entretenir la contagion dans la ville ou l’augmenter, que pour concourir à la désinfection de toutes les maisons.

« Le 12, on ne se servoit guère plus des tomberaux dans la ville que pour nettoyer les rues et transporter les haillons et les ordures le long des remparts. Les personnes les plus timides qui avoient restées enfermées quatre mois dans leurs maisons commençoient d’en sortir avec crainte, et s’accoutumoient ainsi peu-à-peu dans les rues et dans les places publiques qui n’étoient pas si sales que les traverses. Comme on ne lavoit plus les lessives que dans les rues où l’on avoit ouvert plusieurs fontaines, le Cours et le port furent les […] publics où les lavandières et les blanchisseuses attachoient de longues cordes et étendoient leur linge. Ce n’étoient pourtant là que des gens qui avoient eu le mal et qui blanchissoient le linge de ceux qui en étoient échapés. Ceux qui s’étoient conservés en santé jusques alors blanchissoient eux-mêmes leur linge. Quelques-uns qui avoient essuyé toutes les vigueurs de la peste en étoient si efrayés, que sans vouloir se flatter qu’ils n’en étoient plus susceptibles ils se défieroient encore de tout le monde et gardoient les mêmes précautions qu’auparavant. Ceux-là n’avoient en garde de donner leur linge à des lavandières publiques ».

 

Publication # 40 - 30 novembre 1720 - Une course au mariage très imprudente

Plat de mariage – Anonyme, GF 3924.
Plat de mariage – Anonyme, GF 3924.

 

Les couples ne songeaient déjà plus qu’à convoler en justes noces et ces unions étaient des motifs de rassemblements à l’église rouverte pour la circonstance. C’était là l’occasion de nouvelles contaminations.

Quantités d’artisans et de gens « de toute sorte d’état » s’étaient retrouvés veufs et, d’autres, enrichis par leur travail pour les hôpitaux, recherchaient une conjointe parmi les veuves ou les orphelines. Ces mariages donnaient lieu à des attroupements festifs de survivants qui s’exonéraient du deuil sans dissimuler leur joie de vivre : « l'on vit succéder à la plus triste désolation, les jeux, les plaisirs, les festins, le dirai-je ? les bals et les danses », s’indignait le Dr Bertrand en fustigeant les entremetteuses qui avaient repris leurs activités de rabattage. Cette extraversion et ces rituels, qui ne respectaient ni les convenances sociales, ni les plus élémentaires mesures de sécurité sanitaire, contrevenaient à la bienséance et, qui plus est, risquaient par leurs conséquences de rallumer un mal assoupi. Car ne voyait-on pas se marier des couples « avec des plaies encore fumantes de peste » ? Le commandant Langeron s’entendit donc avec l’évêque Belsunce pour que le clergé ne donnât des autorisations de mariage qu’à celles et ceux qui auraient préalablement obtenu des certificats de santé délivrés par les médecins.

 

Le Dr Bertrand

« Un autre abus bien singulier contribua aussi à grossir le nombre de nos malades. Le croira-t-on ? à peine le feu de la Contagion se fut-il un peu ralenti, que le Peuple, impatient d'en réparer les désordres, ne pensa plus qu'à repeupler la Ville par de nouveaux Mariages ; semblable à ceux qui arrivez au Port, & oubliant le danger de la Tempête, dont ils viennent d'échaper, cherchent à s'étourdir & à noyer dans de nouveaux plaisirs, le souvenir de leurs malheurs passez. Nos Temples fermez depuis si long-tems, ne furent presqu'ouverts alors que pour l'administration de ce Sacrement. Une nouvelle fureur saisit, pour ainsi dire, les personnes de l'un & de l'autre sexe, & les portoit à conclure dans les 24 heures l'affaire du monde la plus importante, & à la consommer presque sur le champ. On voioit des veuves, encore trempées des larmes, que la Bienséance venoit de leur arracher sur la mort de leurs maris, s'en consoler avec un nouveau, qui leur étoit enlevé peu de jours après, & pour la mémoire duquel elles n'avoient pas plus d'égard que pour celle du premier. Ces mariages publiez à la porte de nos églises, sembloient inspirer la même fureur à tous les habitans. Cette passion de multiplier l'espèce, se perpétua, & prit encore de nouveaux accroissemens dans les autres mois, de sorte que nous pouvons assurer que si le terme ordinaire des accouchemens avoit pû être abrégé, nous aurions bientôt vu la ville aussi peuplée qu'auparavant. Laissons décider aux Médecins si cette folle passion est une suite de la maladie populaire, pendant que nous chercherons des raisons plus sensibles, & les motifs vraisemblables de ces nouveaux mariages.

« Un nombre infini d'artisans & de gens de toute sorte d'état, étoient restez sans femme, sans famille, sans parens, & même sans voisins. Ils ne savoient que devenir : occupez à leur travail ordinaire, ils n'avoient pas le temps de se préparer les moyens de se soutenir, & de survenir à leurs besoins ordinaires. Cette raison jointe à bien d'autres, les mit dans la nécessité de se marier. Plusieurs, à qui la misère & la pauvreté ne permettoient pas auparavant de penser au mariage devenus riches tout-à-coup ou par des gains immenses qu'ils avoient faits en servant les malades, en aportant les morts des maisons à la rûë, & dans les places publiques, & souvent par des voies plus courtes & plus aisées, ou enfin par la mort d'une ou de plusieurs familles, auxquelles ils ne tenoient que par quelque degré de parenté fort éloigné, se virent d'abord en état d'être recherchés.

« D'un autre côté quantité de filles de tout âge, autant embarrassées de leur état que d'un bien considérable dont elles venoient d'hériter par la mort de tous leurs parents, ne croioient pas avoir de meilleure ressource que celle d'un mari qui les débarasseroit bientôt des soins pénibles d'une administration, & surtout celles que quelque difformité naturelle rendoit le rebut de leur famille, & qui avant l'extinction totale de cette même famille ne pouvoient se promettre qu'un couvent pour partage. Car c'étoit souvent ces sortes de filles qui avoient survécu à toutes leurs familles. Des jeunes gens, que la crainte d'un père avoit empêché jusqu'alors de contracter un mariage peu sortable, affranchis de cette dépendance, & devenus leurs maîtres, se hâtoient de satisfaire une aveugle passion, qui les possedoit depuis long-temps, & de dissiper un bien, dont ils ne s'attendoient pas de jouir si-tôt. Tels furent les motifs de la plus part de ces mariages, qui firent bientôt disparoître du milieu du peuple la tristesse & la consternation, que la terreur du mal y avoit répandues. C'est alors que toutes ces maisons où peu de jours auparavant l'on n'entendoit que pleurs & que gémissemens, ne retentirent plus que de cris de joye, & d'allegresse & que l'on y vît succéder à la plus triste désolation les jeux, les plaisirs, les festins, le dirai-je ? les bals, & les danses. Étrange aveuglement ! qui en nous rendant insensibles à tant de malheurs, peut nous en attirer encore de plus grands pour l'avenir !

« Tous ces mariages, cependant conclus avec tant de hâte & consommés de même, firent de nouveaux malades. Car tantôt c'étoit un jeune-homme nouvellement débarqué, que de charitables entremetteuses saisissoient, pour ainsi dire, au collet, et dont elles arrachoient le consentement, en lui faisant signer un contrat de mariage, sans qu'il sçût presque de quoi il s'agissoit. Un autre surpris, autant par l'infection de l'air que par l'agitation de ce nouvel exercice, ne tardoit guères de contracter aussi la maladie. Tantôt c'étoit une femme, ou un homme qui se marioient avec des plaies encore fumantes de peste, qu'ils ne manquoient pas de se communiquer mutuellement. C'étoient enfin des gens, dont le mal ne s'étoit purgé par aucune supuration extérieure ; en ceux-là sur tout , le venin pestilentiel n'étant ny détruit ny évacué, mais seulement assoupi, reprenoit bien-tôt son action par celle du mariage. Pour prévenir tous ces abus & tous ces désordres, qui ne pouvoient que perpétuer le mal, il fut convenu entre Mr l'Evêque & Mr le Commandant, qu'on ne donneroit des lettres ou permission de se marier, qu'à ceux qui rapporteroient des certificats de santé des médecins, que le calme de la maladie rendoit presque tous oisifs. En effet ils furent plus occupez depuis ce tems.-Ià de ces visites désagréables de gens qui vouloient se marier, que de celles des malades, qui étoient en fort petit nombre vers la fin de Novembre ».

 

Le Père Giraud :

« Le 27, on publioit cette ordonnance dans le terroir afin que chacun s’y conformoit, en on en laissoit des exemplaires à tous les capitaines pour empêcher plusieurs mariages illégitimes et concubinages, on expédioit facilement des lettres de mariage à tous ceux qui en demandoient dans le secrétariat de M. l’évêque, on y venoit en foule et les curés n’avoient plus d’autre occupation que celle d’examiner sommairement et d’autoriser des mariages à la porte de leurs églises. Ces nouveaux mariages produisoient souvent de nouveaux malades et de nouveaux morts sans que la crainte fut capable de réprimer dans la populace des mouvements dérréglés, qui seroient au-delà de la dissolution. Les excès étoient pernicieux en cette conjoncture de tems, encore plus qu’en toute autre à cause qu’on soit fort susceptible du mal, on devoit être sobre et modéré, il ne convenoit pas de mettre trop le sang en mouvement, la crapule et la colère en avoient tué plusieurs. Comme l’une des deux personnes mariées et souvent toutes les deux étoient convalescentes, l’une donnoit la peste à l’autre, aussi on voyoit quelques [fois] en moins de six semaines une même personne en épouser successivement trois différentes ».

 

Publication # 39 - 23 novembre 1720 - Les prisons du Palais de justice débordaient !

Ancien Palais de justice de Marseille, carte postale, Cliché E. Lacour, MAM 52626.

 

Les pillages nocturnes étaient devenus tristement habituels depuis le « plus fort de la peste » et avaient en partie motivé la décision du roi de dépêcher six régiments d’infanterie à Marseille pour exécuter les ordres du commandant de la ville (Publication # 26). Les corbeaux et les garde-malades, qui de par leurs fonctions accédaient en tous lieux, comptaient quelquefois parmi les malfaiteurs. Ceux-ci opéraient dans les maisons dévastées par la maladie et la mort et n’hésitaient pas à se débarrasser d’éventuels témoins gênants dont ils abrégeaient l’existence pour perpétrer leur forfait. Ces comportements criminels furent réprimés avec la dernière sévérité non seulement parce qu’ils attentaient gravement à l’ordre public, et de la façon la plus indécente, mais parce que les vols d’objets et, notamment de hardes infectées et probablement infestées de puces, contribuaient toujours à répandre la peste.

Le commandant Langeron ajouta à la répression, un règlement de police propre à éloigner les voleurs. Il ne toléra plus que des inconnus vaguassent par la ville où bon leur semblait et, il obligea les passants de nuit à sortir éclairés par la lueur d’un flambeau, à partir de l’heure de la fermeture des portes de la ville, soit à 9 heures du soir. Tous les lieux de perdition, tels les cabarets et les « mauvais lieux » furent clos : cette fermeture, outre qu’elle dissuadait les sorties nocturnes, visait à éviter la licence des mœurs et donc à apaiser la colère d’un dieu vengeur courroucé par la débauche. Le guet veillait à la bonne exécution de ces mesures par des rondes régulières. Aussi vers les 22-23 novembre les prisons débordaient-elles de voleurs et de criminels qu’il fallait promptement juger. Langeron y pourvut en obligeant commissaires et juges survivants à revenir en poste. Enfin, tous ceux qui étaient en possession de clefs de maisons vides furent sommés d’en faire la déclaration et de les remettre aux autorités urbaines.

 

Le Dr Bertrand :

« On entroit sans façon dans celles où il ne restoit que quelque malade languissant, on enfonçoit les garde-robes, & on enlevoit ce qu'il y avoit de plus précieux, souvent on poussoit le crime & la scélératesse jusqu'à se délivrer de la vûë d'un témoin importun, qui n'avoit plus que quelques momens de vie, & ces énormes forfaits, beaucoup plus fréquens dans le fort du mal, que dans les derniers périodes, étoient souvent commis par ceux qui servoient les malades, par les Corbeaux, qui alloient enlever les morts, par ceux qui servoient dans les Hôpitaux, & qui par les déclarations qu'ils arrachoient des malades, étoient informés de l'état de ces maisons abandonnées, dont les malades eux-mêmes leur remettoient souvent les clefs : nous en avons déjà touché quelque chose ailleurs. Cette licence étoit encore plus grande à la campagne où l'éloignement des bastides, & la liberté de rouler & de fureter dans les ténèbres, favorisoient ces affreuses & criminelles expéditions. On peut juger que dans la suite ces hardes volées dans des maisons infectées, durent nous donner beaucoup de nouveaux malades, & contribuer à entretenir le mal.

« Des désordres aussi criants ne pouvoient pas long-tems durer sous un Commandant, dont la droiture & la fermeté tenoient toute la Ville en régie & en respect. Comme c'est à la faveur des ténèbres que les scélérats s'enhardissent à commettre leurs crimes, il fit une ordonnance qui défendoit aux gens inconnus d'aller par la Ville ; dès l'entrée de la nuit, & aux personnes connues, après la retraite sonnée, à 9 heures, & jusqu'à cette heure il leur étoit ordonné de ne sortir qu'à la lueur d'un flambeau. Il fit fermer les lieux publics, les cabarets, & surtout ces maisons de débauche si pernicieuses à l'innocence ; les patrouilles & les rondes se faisoient régulièrement, on fît par son ordre des recherches exactes & sévères dans la ville, & à la campagne. Les Prisons furent bien-tôt remplies de ces malfaiteurs, & de ces ouvriers d'iniquité ; l'on découvrit bien-tôt toutes les hardes volées & recelées tant à la ville qu'à la campagne ; on dénicha toutes ces sortes de femmes qui n'ont d'autre occupation que celle de corrompre la jeunesse, & l'on soutint ce bon ordre par de fréquentes exécutions qui réprimèrent la licence, & firent bien-tôt cesser ces crimes publics si capables d'enflammer toujours davantage le courroux du Ciel ».

 

Pichatty de Croissante :

« Les 22 & 23, les prisons se trouvant pleines de malfaiteurs, & les effets d’une infinité de maisons se trouvant exposés au pillage, par la mort de toutes personnes qui les habitoient, il [le commandant de Langeron] envoie des ordres dans le terroir pour obliger les commissaires de police de revenir, pour faire les procédures nécessaires, pour instruire le procès à ceux là & pourvoir à la seureté des effets des autres.

« Le 24, il rend avec M. le Marquis de Pilles et Mrs les échevins, une ordonnance à ma réquisition, qui enjoint à tous ceux qui se sont saisis des clefs des maisons, ou des effets des personnes décédées, ou qui les ont reçues en dépôt, en quoy qu’ils puissent consister, de venir dans les 24 heures en l’Hôtel-de-Ville, en faire déclaration par devant les commissaires de police, pour être pourvû à l’asseurance du tout.

« Le 25 une autre ordonnance pour la seureté et la santé publique, portant que pour empêcher les vols qui se font pendant la nuit, & qu’on augmente la Contagion, en transportant d’un endroit à l’autre des hardes pestiférées, ceux qui après la retraite sonnée seront surpris volant dans les maisons, ou transportant des hardes ou des meubles, seront punis de morts ; et que ceux qui seront trouvés avec des armes prohibées, seront condamnés aux galères ».

 

Publication # 38 - 16 novembre 1720 - Grâce aux secours extérieurs reçus, Marseille échappa toujours à la famine qui menaçait

L’ancien marché au poisson et à la viande, dit « Halle Puget » , 1672.   Photographie de Robert Valette, 2010, travail personnel
L’ancien marché au poisson et à la viande, dit « Halle Puget » , 1672. Photographie de Robert Valette, 2010, travail personnel

 

La ville intra-muros et son vaste terroir fermés à toute communication nécessitaient un ravitaillement important que compliquaient les effets de la banquerou-te de Law (publication # 15). La Communauté organisait donc des distributions de pains contre la famine qui menaçait toujours ; elle s’affairait auprès des parlementaires pour obtenir des secours en denrées et, en monnaie, laquelle permettait de payer des fournisseurs (publication # 35). Une grosse somme d’argent en numéraire devait être prochainement délivrée grâce à l’intervention royale auprès de la Compagnie des Indes. Les autorités, affirme l’avocat Pichatty de Croissante avec une emphase certaine, purent compter sur la générosité des particuliers provençaux comme sur l’aide du roi et des Parlementaires du Languedoc. Marseille reçut, il est vrai, beaucoup de secours et, même le pape avait fait charger de farine, à Cività Vecchia, des bâtiments dont, comble de malchance, l’un d’entre eux fit naufrage. De son côté le Dr Bertrand, discutant du rôle avancé par un confrère des « mauvais aliments » dans la Contagion, confirme bien que « ni avant la peste ni pendant sa durée, il n'y a jamais eu disette de bled », ajoutant que les blés « pourris » incriminés et parvenus par bateau n’étaient destinés qu’à l’élevage porcin et avicole alors que les fèves constituaient« la nourriture ordinaire » des seuls forçats. Le journal du Père Giraud fait néanmoins régulièrement état de la cherté des vivres et de la difficulté de s’en procurer. La situation semble toujours à la limite d’un basculement. Par exemple, les achats de bois dont parle Pichatty étaient destinés aux boulangers qui cuisaient le pain dans leurs fours. Le Père Giraud observe que le combustible avait été déchargé devant l’Hôtel-de-Ville où il s’était amoncelé jusqu’à hauteur du grand balcon. Celui-ci étant pourtant épuisé, les boulangers risquaient toujours de ne plus pouvoir cuire et, le 15 novembre, des bâtiments avaient été expédiés en direction de Toulon avec mission de ramener du bois quel qu’en fut le prix.

 

Pichatty de Croissante :

« Jamais disette n’a été (pour ainsi dire) plus abondante, et jamais misère plus puissamment secouruë, en sorte qu’ayant toujours été, ou à la veille, ou dans la crainte de manquer de tout, par l’interdiction de la communication et du commerce, on n’a presque jamais manqué de rien, par les secours continuels et successifs, venus de tous côtés par les ordres de Son Altesse Royale, & les soins particuliers que M. des Forts & M. le Blanc se sont donné à les faire exécuter : de grains, de denrées et sur-tout de bœufs et de moutons qui sont venus en telle quantité, nonobstant toutes difficultés d’en avoir, qu’il y a depuis long-temps une espèce d’abondance ; de la monnoye d’Aix Monsieur le Premier présidant à fait touché diverses fois des sommes très considérables d’argent ; il a fait venir de par-tout toutes les choses nécessaires ; il a jusques fait couper des forêts presque entières, pour qu’on y manquât pas de bois à brûler ; & ne se contentant pas de procurer par-tout des crédits importants, il a eu encore la bonté de pourvoir à l’acquittement d’une bonne partie ; & et du Languedoc M. de Bernage Intendant s’est donné des soins infinis, pour faire passer tous les secours que peut fournir la fertilité de cette province.

« Plusieurs notables citoyens ont fait des fournitures très considérables ; les Srs Constant & Rémusat seuls ont fourni leur crédit et leur argent, pour 20 mille charges de bled ; les sieurs Martin, Grimaud et Beolan, ont pris volontairement, pour les boucheries, des soins qui sont inexprimables & qu’ils y ont procuré des avantages infinis : plusieurs autres ont donné des piastres, pour envoyer chercher du bled dans le Levant : il y a même de magistrats des Cours souveraine de la province, qui dès le commencement de la Contagion, poussés par la générosité de leur cœur, et par la grandeur de leur âme, offrirent et envoyèrent même tous les bleds qu’ils venoient de recueillir de leurs terres ; tels sont Mrs de Lubières & de Ricard, conseillers au Parlement, & M. de Rauville, Président à la Cour des comptes, aydes et finances : on ne pouvoit pas périr avec tant des divers secours, mais c’est un gouffre que Marseille et son terroir ; il faut pour le remplir suffisamment, toute cette prodigieuse abondance, que la seule liberté, et le concours du commerce des nations, peut y apporter ».

 

Le Père Giraud

« Le 17, Mr le commandant reçut la réponce des dépêches qu’il avoit faites à la Cour le 26 octobre. Mr Le Blanc et Mr le Pelletier des Forts lui mandèrent que Son Altesse royale, extrêmement touchée des malheurs de Marseille, avoit donné ordre à la Compagnie des Indes de lui faire remettre vingt-cinq mille piastres et 1600 cent marcs d’argent, dont elle vouloit bien aider cette ville en attendant de lui donner d’autres plus grands secours. Si les Marseillois peuvent redonner à leur patrie son ancien lustre et son premier éclat, que n’ajouteront-ils pas à leur fidélité inviolable pour témoigner à leur auguste prince qu’en les secourant si efficacement et en tant de manières, dans les grands jours de leur désolation, il leur a conservé la vie et prévenu la ruine entière de leur ville ! »

 

Publication # 37 - 9 novembre 1720 - Recrudescence de la peste en ville intra-muros : Langeron exige des billettes de santé

ADBDR C 904. Extrait du registre du Parlement de Provence évoquant les « bulettes de santé ».

 

Le rassemblement de la procession de la Toussaint ne raviva pas l’épidémie au contraire du mouvement des habitants du terroir qui rentraient en ville sous un prétexte ou un autre. Les vendangeurs qui n’avaient pas succombé à la peste, par exemple, en étaient souvent infestés, dit le Père Giraud. L’on exigea donc de tous les paysans qui ravitaillaient la ville intra-muros la présentation, à la porte de la ville, d’une « billette » attestant de leur bonne santé, établie par un commissaire nommé par l’autorité publique.

Le Dr Bertrand observe aussi les effets sur la propagation de l’épidémie de l’avidité de parents éloignés trop pressés de prendre possession d’une succession et qui allaient fouiller les biens convoités sans précaution. Enfin, la réouverture des églises dans les jours suivants provoqua aussi l’apparition de nouveaux cas de peste. Les rassemblements y furent de nouveau interdits.

Le Père Giraud :

« Le 14, la plus part des personnes qui étoient venues des lieux circonvoisins pour travailler aux vendanges étoient mortes en coupant des raisins, ce qui avoit souvent jetté la consternation et le désordre dans les familles parmi lesquelles elles travailloient. Quelques une qui s’étoient conservées jusques alors ne scavoient plus où se réfugier parce qu’elles avoient changé de gîte, on les rejettoit impitoyablement de partout sans miséricorde, on les voyoit errantes dans les champs, quelque fois on en trouvoit des mortes dans les chemins publics dans des attitudes capables de faire mourir de regret ceux qui avoient refusé de leur donner quelque retraite. Chacun éloi-gnoit de ses terres les chevaux, les mulets et les bourriques que l’on abandonnoit au pillage après la mort de leurs maîtres. On en voyoit passer froidement dans les chemins sans se mettre en peine de les arrêter ».

 

Le Dr Bertrand :

« Le calme qui avoit paru à la fin d'Octobre ne fut pas de durée. Tel est le génie de cette cruelle maladie ; après qu'elle a poussé tout son feu, elle semble tout-à-coup s'amortir ; mais elle ne finit pas de même. Trop heureux quand ce n'est pas pour recommencer avec plus de violence ; ses impressions sont trop fortes pour qu'elles puissent s'effacer & se détruite sur le champ. Ses progrès dans le déclin sont encore plus lents que quand elle commence. En effet, après la Toussaint, on vit reparoître de nouveaux malades en différens quartiers de la Ville, de sur-tout dans celui de St Ferréol, qui avoit été le dernier attaqué. Mais si les malades sont nouveaux, la maladie est toujours la même : même caractère, mêmes symptômes, même malignité, mais non pas si générale ; car dès le commencement d'Octobre les éruptions étant un peu plus favorables, on voyoit guérir quelques malades ; dans tous les autres, une prompte mort rendoit inutiles & les assiduités des médecins auprès des malades, & les soins de ceux qui les servoient. (...)

« La diminution du mal devint pourtant sensible en ce temps-là ; car il n'en tomboit pas plus de sept ou huit par semaine, sans y comprendre ceux que l’on portoit dans les hôpitaux, qui dès-lors furent réduits à deux… »

(…)

« Deux choses augmentèrent le nombre de ces nouveaux malades. Le mal étant alors dans sa vigueur à la campagne plusieurs de ceux qui avoient leurs paysans malades, ou leurs familles attaquées fuyoient de leurs bastides, & venoient se réfugier dans la Ville, où les impressions malignes qu'il y apportoient, le développant, leur faisoient trouver dans le lieu même de leur asyle le mal qu'ils vouloient éviter. M. le Commandant dont l’attention, ne souffroit rien de tout ce qui pouvoit entretenir les malheurs publics, donna d'abord de nouveaux ordres pour prévenir les surprises à la faveur desquelles ces gens-là entroient dans la Ville. L'entrée en fut interdite à toute sorte de personne & on ne l’accordoit qu'à ceux qui produisoient des certificats de santé de leur Commissaire, par lequel il constoit que depuis quarante jours ils n'avoient point eu de malades dans leurs bastides ; & ceux qui venoient journellement dans la Ville, comme les paysans qui apportoient des denrées étoient obligés de faire renouveller leurs certificats de huit en huit jours. De pareils ordres firent bientôt cesser cette fatale communication de la Ville avec la campagne, & la maladie reprit le cours ordinaire de son déclin.

« L'avidité de recueillir un nouvel héritage fut encore à plusieurs la funeste cause de leur malheur. Après une si grande mortalité, ils se trouvoient appellés à la succession d'une famille entière, à laquelle ils ne tenoient que par quelque degré de parenté fort éloignée. Impatiens de savoir en quoi consistoient ces nouvelles richesses, qu’ils ne s’étoient pas promises, ils entroient dans ces maisons infectées ; ils fouilloient dans les hardes des morts , & souvent ils y trouvoient ce qu'ils ne cherchoient pas. Une impression mortelle étoit quelquefois le prix de leur avidité, & faisoit passer ce nouvel héritage à d'autres parens encore plus reculés, qui, profitant de leur exemple & de leur malheur, savoient s'en garantir par de plus sages précautions. Ce n'étoient pas toujours les héritiers légitimes, qui emportoient les hardes infectées ; c'étoient souvent des gens qui trouvoient dans ce qu'ils voioient, la juste peine de leur crime. En vain depuis les commencemens du mal, M. le Gouverneur avoit défendu ces transports de hardes & de meubles d'une maison à l'autre ; une aveugle avarice faisoit mépriser ces sages ordonnances, & les périls de la contagion. M. le Commandant les renouvella dans la suite, & les fit exécuter en des temps plus tranquilles, avec plus de sévérité ».

Publication # 36 - 2 novembre 1720 - Le rassemblement mal venu de la procession de la Toussaint

La peste de 1720 à Marseille, Martinon et A. Terris éditeurs, MVM 2007 0 827.
La peste de 1720 à Marseille, Martinon et A. Terris éditeurs, MVM 2007 0 827.

 

L’on peut aisément imaginer que la Toussaint, fête de tous les saints (mais non des morts), ait revêtue une importance particulière à Marseille en ce mois de novembre 1720. L’évêque de Marseille, Mgr de Belsunce, imitant saint Charles en pareil jour lorsque Milan était affligée par la peste, régla une cérémonie au cours de laquelle il fit humblement pénitence au nom du peuple et il célébra la messe publiquement sur le Cours en implorant la miséricorde divine. Les autorités critiquèrent cette initiative qui, en rassemblant ainsi les fidèles, les exposait de nouveau à la contagion. La peste ravageait désormais toute la Provence.

Pichatty de Croissante :

« Le premier novembre, Fête de tous les Saints, M. l’Évêque sort de son Palais en procession, accompagné des chanoines de l’église des Accoules, de ceux qu’il a nouvellement pourvûs à celle de St Martin, & du curé & des prêtres de la parroisse St Ferréol ; & voulant paroître comme le bouc émissaire, chargé des péchés de tout le peuple, & comme s’il étoit la victime destinée de leur expiation, il marche la corde au col, la croix entre les bras, & les pieds nuds ; & va ainsi jusques au bout du Cours du côté de la Porte d’Aix, où il célèbre la messe en public, à un autel qu’il a fait dresser ; & après une très belle exortation qu’il fait au public, pour le porter à la pénitence, afin de fléchir la colère de Dieu, & d’obtenir la délivrance de cette cruelle peste ; il fait un acte de consécration de la ville au Sacré Cœur de Jésus, à l’honneur de qui il a déjà étably, à cette intention, une fête chommable toutes les années, par son dernier mandement, dont il fait faire la lecture ; les larmes qu’on voit couler de ses yeux pendant cette sainte cérémonie, jointes à l’onction de ses paroles, excitent componction dans les cœurs qui sont les moins sensibles, & chacun pénétré d’une vive douleur, réclame la miséricorde du Seigneur. Saint-Charles fit autrefois la même chose dans Milan, à pareil jour de la Toussaint, lorsque cette ville eut le malheur d’être affligée de la Contagion, & il ne manque à l’imitateur du zèle, de la piété, de la charité & de toutes les vertus d’un si grand saint, que la pourpre romaine qu’il mérite, & que tout un peuple qu’il couvre de biens spirituels et temporels, luy souhaite du plus profond du cœur ».

Le Père Giraud

« Le premier jour de novembre, (…) les juges du siècle admirèrent le zèle héroïque du prélat, mais ils condamnèrent sa conduite, disant qu’il ne convenoit jamais d’assembler ainsi le peuple dans une conjoncture de tems si fâcheuse. Ils craignirent que cette tumultueuse assemblée ne causât quelque nouvel embrasement dans la ville, ils crurent même de ne s’être pas tout à fait trompés, puisque l’on découvrit peu à peu un assés grand nombre de nouveaux malades ».

Publication # 35 - 26 octobre 1720 - La peste se répand en Provence, causant la faim à Marseille

Mur de la peste, travail personnel de Psycho Chicken, 2004,  GNU Free Documentation License,
Mur de la peste, travail personnel de Psycho Chicken, 2004,  GNU Free Documentation License.

 

Le mistral, qui soufflait fort en cette dernière décade d’octobre 1720, améliorait les conditions sanitaires des convalescents et diminuait la contagiosité du mal mais empirait l’état de ceux qui venaient de contracter la maladie, dit le Père Giraud. Ce d’autant que les marseillais étaient toujours vêtus de la toilette estivale qu’ils portaient au moment de leur fuite. Cette fraîcheur automnale ne fit malheureusement pas davantage mourir le bacille de Yersin que ne l’avait fait la chaleur estivale et celui-ci continua inexorablement à se propager dans toute la Provence. De ce fait, les marchés marseillais n’étaient plus approvisionnés en vivres, et l’échevinat ne pouvait toujours rien acheter en raison d’un banque de liquidités dû à la banqueroute de Law (Publication # 15). Les femmes de la bonne société en étaient réduites à mendier leur pain aux côtés des plus pauvres, au risque de s’infecter aussi. Les marseillais étaient désormais près de mourir de faim, dit l’homme d’église. Les échevins implorèrent la Cour de les secourir.

Pichatty de Croissante :

« Le 26 la peste semble n’avoir diminué que pour faire augmenter la misère, & la disette : ce mal qui a gaigné les lieux voisins, & la Capitale même de la Province, fait que ni grains ni denrées n’en viennent presque plus aux marchés des barrières ; on les a même tous changés et reculés si loin, qu’ils se trouvent hors de portée, & l’on est à Marseille dans les plus grandes extrémités, qu’on a jamais été. M. le Commandeur de Langeron & Mrs les Échevins voyent la nécessité qu’il y a, pour éviter bien-tôt une entière famine, d’envoyer des bâtiments de tous côtés pour apporter du bled, & autres choses nécessaires à la vie ; mais n’y ayant point d’argent ni de moyen pour en avoir, cela les fait déterminer, de faire des dépêches à la Cour, pour en implorer le secours ».

Le Père Giraud

Le 24, « Les marchands qui avoient essuyé quelques pestes dans le Levant, prétendoient que tout ainsi que dans ces climats chauds les grandes chaleurs y étouffent la peste, de même les grands froids étoient seuls capables de l’éteindre dans ce païs de Provence. Ils ajoutoient de plus que cette maladie ayant commencé dans Marseille et y ayant fait ses plus grands progrès pendant les chaleurs de l’été, il y avoit lieu d’espérer que puisque l’automne ne l’avoit pas entièrement étouffée dans la ville et n’avoit servi qu’à l’allumer davantage dans le terroir, le grand froid de l’hivert la dissiperoit entièrement. Sur ce principe ceux même qui étoient en habit d’été et qui se voyoient réduits à passer l’hivert dans cet équipage, souhaitoient pourtant de grands froids. L’hivert ne fut pas extrêmement rigoureux, il gela pourtant quelques jours et le froid dura assés longtems, surtout pour ceux qui s’étant réfugiés dans le terroir sans se munir des habits d’hivert qu’ils ne pouvoient plus faire venir de la ville, étoient nécessités à se passer de tout ce qu’ils avoient abbandonné dans leurs maisons aux voleurs ou aux rats. Le froid n’apporta jamais aucun changement considérable à la peste, elle continua ses progrès dans le terroir de Marseille pendant le froid, elle prit feu dans les autres villes de la Provence en toute saison, dans les unes plutôt, dans les autres plus tard, selon que leurs commandans furent moins ou plus vigilants, que son venin y fut porté plus tôt ou plus tard ».

« Le 29, quoique Mr de Langeron parut régulièrement tous les jours à cheval dans la ville, et que Mr Moustier fut partout pour séparer exactement les convalescens de ceux auxquels ils auroient pu encore communiquer la peste, il étoit difficile de les tous reconnoitre, la misère extrême obligeoit des femmes de famille de se mêler parmi les pauvres pour recevoir les aumônes publiques. Dans la multitude des pauvres qui attendoient l’aumône, que M. l’évêque faisoit distribuer à la porte de son hôtel, on trouva sept ou huit femmes qui avoient des bubons fluans, on s’exposoit ainsi au péril de la mort parce qu’on aimoit encore alors [mieux] mourir de la peste que de la faim ».

 

 

Publication # 34 - 19 octobre 1720 - Marseille, déserte, silencieuse et dévastée

Façade occidentale de l’église disparue de Saint-Martin, anonyme, coupe de journal, s.d. MVM AF 370

 

Lorsque la virulence de l’épidémie sembla enfin s’atténuer dans la ville intra-muros, des dizaines de milliers de personnes étaient déjà mortes et, d’autres encore, avaient fui. Aussi la ville conservait-elle la marque des malheurs récents : de rares promeneurs découvraient des rues désertes et, en cette mi-octobre, pas une fumée ne s’élevait des cheminées des maisons ou des fabriques ; il n’y avait plus aucune activité et la clameur de la ville tumultueuse s’était complètement tue. Pas une horloge ne laissait plus entendre son timbre. La sonorité musicale des cloches ne retentissait plus malgré la densité urbaine des églises et des couvents. Or, leur sonorité, le nombre des coups et leur rythme, la durée des sonneries délivraient des messages codés alors compris de tous. Il régnait, témoigne le Père Giraud, « un calme effrayant » car toute vie semblait avoir disparu. La ville, déserte et silencieuse, offrait un spectacle de désolation muette. Le commandant Langeron fit ordonner qu’on remit les cloches en usage.

Le Père Giraud

« Le 17, on ne voyoit presque plus dans les rues que les magistrats, les gens de leur suite, quelques convalescens estropiés et quelques personnes, qui ne pouvant plus se gêner de rester enfermés dans leurs maisons, alloient se promener dans la ville, elles traversoient quelques fois les plus grandes et les plus longues rues sans y rencontrer personne. Le silence général des cloches leur faisoit horreur. On auroit pu les assassiner au centre même de la ville sans qu’elles eussent espérer aucun secours. Le calme qui régnoit partout les effrayoit. Une ville saccagée, ou après l’extinction d’un incendie général, ne leur auroit pas paru plus affreuse. Si elles montoient sur des hauteurs, immobiles comme des pierres, elles considéroient Marseille comme entièrement détruite. Au lieu qu’autrefois on entendoit de fort loing un certain murmure et un bruit confus qui frappoit agréablement les sens et qui réjouissoit, cette ville désolée sembloit alors changée en un sombre désert, où l’on ne voyoit pas même aucun signe ordinaire pour l’entretient de la vie, il ne s’élevoit pas plus de fumée des cheminées sur les toits des maisons que s’il n’y fut resté personne. Tout n’étoit pas mort ou malade, mais ceux qui se portoient passablement bien n’étoient guère en état de se donner de grands mouvements pour se nourrir, car il n’étoit plus question d’aucune fabrique et de manufacture, tout étoit généralement fermé et interdit ». (...)

« Le 20, les cloches étoient si universellement interdites depuis la fin du mois d’août qu’on n’entendoit plus sonner aucune horloge, la fuite ou la mort de tous les horlogeurs empêchoit même de faire sonner la retraitte du soir. Mr de Langeron ordonna ce jour-là de la sonner comme auparavant. On publioit aussi un arrêt du conseil du 14 septembre rendu à l’occasion de la maladie contagieuse. Pour contribuer à la conservation des provinces du royaume, on y avoit prescrit le moyen de transporter et de recevoir les différentes marchandises dont on ne pouvoit se passer ».

 

Publication # 33 - 12 octobre 1720 - Grâce aux renforts militaires, la bonne exécution des ordonnances fait renaître l’espoir

 

Régiment de cavalerie, Joseph Swebach, lavis, fin XVIIIe siècle, GL 4476.

Le Commandant Langeron tirait son autorité des moyens dont il disposait. Outre les forçats de la Marine, le 12 octobre, étaient arrivées six compagnies de régiment dépêchées par la monarchie pour lui prêter main forte, rétablir l’ordre en tenant les pillards en respect, et sauver Marseille. Tous contribuaient à ré-organiser la vie quotidienne : les dépouilles des victimes étaient ramassées et ensevelies et tous les malades pouvaient enfin être secourus dans des hôpitaux spécialement destinés à soigner la peste, où un personnel médical les attendait. Il y avait même, désormais, des convalescents qu’il fallait isoler. Tous ceux dont les compétences étaient indispensables à la bonne exécution des ordonnances étaient constamment et fermement rappelés. Le 16 octobre, l’on ne voyait plus ni morts ni malades dans les rues et les échevins, accompagnés d’un corps de trente soldats et de forçats, faisaient procéder au nettoyage complet de l’espace public. Les hardes et les mobiliers empestés précipités par les fenêtres étaient rassemblés sur les places publiques où on les faisait brûler. Le Commandant veillait aussi au ravitaillement et Marseille renouait progressivement avec l’ordre public. Aussi, malgré les difficultés persistantes, l’espoir commençait-il à renaître parmi les survivants.

 

Pichatty

« Le 11, il arrive de nouvelles troupes pour le service de la ville ; Mr le Commandeur de Langeron reçoit trois Compagnies du Régiment de Brie qu’il fait camper à la Chartreuse avec les trois autres qui y sont déjà ».

Le Père Giraud

« Le 11, quoi que la peste fut encore dans tous les quartiers de la ville et du terroir, on conceut [conçut] quel qu’espérance pour l’avenir, soit à cause que l’on ne voyoit plus tant de malades et des morts dans les rues, soit à cause que quelques convalescens échappés de la peste étoient déjà en état de travailler avec plus d’hardiesse que les autres, non seulement à servir les malades, mais encore à enterrer les morts, soit enfin parce que dans les hôpitaux il y avoit d’un jour à l’autre beaucoup plus de malades qui avoient le bonheur d’échapper de la maladie. On pensa alors de désigner un lieu pour y faire passer ces convalescens, où ils pussent rester 40 jours ou même plus longtems pour y attendre que leurs charbons ou leurs bubons fussent entièrement guéris et cicatrisés, ou en état de ne pouvoir plus communiquer aucun venin. Pour cet effet, on délibéra de se servir des grandes infirmeries. Mr de Langeron accompagné de Mr Estelle y fut et donna ses ordres pour les faire préparer incessemment et les munir de toutes les choses nécessaires. On ne sortit les convalescens des hôpitaux que sous des bonnes escortes. Loing que cela, c’est-à-dire que les soldats n’effrayassent le monde, chacun au contraire s’encourageoit, chaque malade échapé devenoit un servant sur lequel on pouvoit sûrement compter en cas de besoin, on se flattoit d’ailleurs d’avoir son même sort supporté, qu’on eut le malheur d’être attaqué, au lieu qu’auparavant on étoit scur d’être abbandonné, on se croyoit mort dès la première attaque parce qu’on ne voyoit presqu’échaper personne ».

Publication # 32 - 5 octobre 1720 - Ouverture de l’hôpital du Jeu de Mail et réquisition de la Charité

Pince à cadavre

Pince à cadavre, MVM 2004 6 10 23

 

L’on entrait dans ce que le Dr Bertrand appelait « la troisième période de la peste », celle où l’on ouvrit enfin de nouveaux hôpitaux. Envisagée le 10 août seulement, la construction ex-nihilo de l’hôpital du Jeu de Mail ne fut achevée que le 4 octobre et celui-ci n’entra en service que le 10 octobre après que les forçats eurent fini de réparer la toiture de toile tendue sur des charpentes et emportée par le vent immédiatement après son achèvement.

Arrivé à Marseille un mois plus tôt, le commandant Langeron, ému par le sort des malades gisant par les rues, avait usé de toute son autorité et de tous les moyens dont il disposait pour hâter l’exécution de ce projet. Les forçats affectés à la Marine étaient encore venus au secours de la collectivité et le commandant avait fait chercher par des gardes armés dans le terroir et amener les fugitifs dont les compétences étaient indispensables à la vie de la communauté (Publications # 28 & 29). Le personnel médical était logé aux abords de l’hôpital dans le couvent des Pères Augustins, presque tous morts de peste. Des fosses avaient été préparées à proximité immédiate de l’hôpital. L’hôpital du Mail reçut essentiellement des malades du terroir (plus des 2/3 des effectifs) pendant la durée de son usage qui ne perdure pas au-delà de l’épidémie : Il s’agissait d’une installation provisoire aménagée sous tente.

Le réquisition de l’hôpital général de la Charité était effective depuis la veille ; Les pauvres avaient été transférés aux Convalescents où tous les malades étaient morts. La situation des malades allait s’améliorer progressivement. Six hôpitaux destinés à soigner la peste et deux maisons de convalescence, bien répartis sur le territoire urbain, étaient donc ouverts en octobre 1720.

 

Le Dr Bertrand

« On reconnut bientôt que l'Hôpital [des Convalescents] qu'on avoir choisi, étoit trop petit pour le grand nombre de personnes qui tomboient malades chaque jour : on forma donc le projet d'en faire un autre, mais qui par le long tems qu'il fallut pour le mettre en état, devint inutile pour remédier aux désordres présens. On choisit le jeu de mail, dont l’étendue & la situation fournissoient une place très propre pour y dresser un Hôpital, qui par la proximité du couvent des Augustins réformez, & d'un grand corps de maison, qui est à l'entrée du jeu de mail, avoit toutes les commoditez nécessaires : d'ailleurs sa situation hors de la Ville le rendoit encore plus propre pour ces sortes de malades. Ce projet étoit bien concerté, mais il auroit fallu pouvoir suspendre la rapidité du mal, jusqu'à ce qu'il fût exécuté ; car on ne pouvoit déjà plus compter les malades, ils étoient sans secours & sans retraite dès le 10 du mois d'Août, & on entreprend seulement alors un Hôpital, qui n'a été prêt qu'au commencement d'Octobre, comme on le verra par la suite, il n'a pourtant pas laissé d'être d'une grande utilité : nous le dirons en son lieu. Cependant pour donner une retraite aux malades on éleva des tentes hors de la Ville le long des remparts, auxquels on fit une brèche vis-à-vis pour pouvoir transporter les malades sous ces tentes ». (…)

« Le soin des malades parut encore à Mr le Commandant un objet bien digne de son attention & il comprit bien-tôt que c'étoit un grand inconvénient, pour ne pas dire, une espèce de barbarie, de laisser les malades sans retraite languir dans les ruës & dans les places publiques. L'Hôpital du Jeu de Mail qu'on avoit commencé dès le mois d'Août, n'étoit pas fort avancé, soit par la longueur du travail, soit par la négligence des ouvriers. Un coup de vent avoit même renversé ce qui étoit déjà fini : Mr de Langeron fit d'abord venir des charpentiers & des Turcs des Galères, qui réparèrent bien-tôt ce désordre, & avancèrent l'ouvrage en peu de tems. On prépara des logemens pour les médecins, les chirurgiens, les apoticaires, & pour les autres officiers de ce nouvel Hôpital, dans le couvent des Augustins Reformés, qui sont tout auprès, & dans les bastides voisines, & l'on désigna des fosses dans le terrein le plus proche. Mais le Commandant jugeant que cet Hôpital ne seroit pas encore asses grand pour contenir tous les malades, & qu'ils ne pourroient pas y être transportés aisément des quartiers les plus éloignés : la maison de la Charité, qu'on n'avoit pas voulu prendre dès le commencement de la Contagion, lui parut d'abord avoir toutes les commodités nécessaires pour remplir sur cela toutes ses vues. Il ordonna donc d'en faire un Hôpital pour les pestiférés. L'Hôtel-Dieu se trouvant vuide par la mort de tous les malades qui y étoient, & par celle de presque tous les enfans trouvés, fut aussi destiné pour y enfermer les pauvres de la Charité, & pendant qu'on travailloit à le désinfecter, ces pauvres furent mis par manière d'entrepos dans les Infirmeries. Enfin tout fut si sagement ordonné de la part du nouveau Commandant, & exécuté avec tant de diligence de la part des Echevins, que dans peu de jours l'on vit ces deux Hôpitaux prêts à recevoir les malades. Ceux qui restèrent dans leurs maisons manquant des nécessaires, de ceux même qui étoient les plus communs, tels que font les onguens & les emplâtres pour les playes : parce que les apoticaires avoient épuisé leurs drogues & leurs compositions par le grand débit, & que toutes les boutiques des droguistes étoient fermées, ils n'avoient plus de drogues pour en faire de nouvelles, Mr de Langeron envoya ses gardes dans le terroir, pour faire revenir les droguistes ; il en usa de même à l'égard des notaires, car tous les malades mouraient sans pouvoir faire leurs dernières dispositions : il fit aussi revenir les sages femmes, dont l'absence avoir fait périr tant de femmes grosses & une si grande quantité d'enfans. Tous ces gens-là se rendirent donc à leurs fonctions, & bien-tôt les malades eurent les secours dont ils avoient manqué jusquy alors ». (...)

« Comme nous n'avons donné jusques à présent l'état de l'Hôpital du jeu de Mail que par mois, nous avons crû devoir tous les réunir ici, en disant que depuis le 4 d'Octobre où il fût ouvert, jusques au dernier de Juin qui est la fin de nôtre Histoire, on reçut dans cet Hôpital des Pestiférés 1512 malades, dont il en est mort 820. Tout le reste ayant heureusement échapé à la violence du mal, par les soins des directeurs, & par l'aplication du médecin & des chirurgiens ».

Publication # 31 - 28 septembre 1720 - Pertes vinicoltes : un désastre économique

Aveline, Marseille, ville et port fameux en Provence,  2007 0 175
Aveline, Marseille, ville et port fameux en Provence, 2007 0 175

 

Les domaines agricoles de Marseille, appelés campagnes, souffraient de l’absence de la main d’œuvre décimée par le fléau. En cette fin septembre, le temps des vendanges étant venu, les propriétaires terriens qui avaient survécu à l’épidémie firent cueillir le raisin par leurs domestiques lorsque leurs paysans étaient morts ou bien ils se résignèrent à s’en charger eux-mêmes. Les cuves se remplirent moins qu’à l’ordinaire et, une fois le raisin (mal) foulé et fermenté, nul ne voulait prendre le risque de le soutirer et de porter les tonneaux à la ville, en sorte que le vin tourna au vinaigre dans les cuves et que la précieuse récolte fut perdue. C’était très malencontreux pour l’économie de la ville.

Sur la terre aride et calcaire du vaste terroir marseillais, l’on cultivait intensément la vigne depuis l’antiquité. Au XIe siècle, les défrichements et les remembrements des moines de l’Abbaye de St-Victor avaient rendu une pleine prospérité à ce vignoble. En 1257, un article des Chapitres de paix avait interdit l’importation de tout vin étranger afin de réserver au vin du cru le monopole du marché urbain, privilège aboli en 1776 seulement. En revanche, on exportait toujours la production vinicole marseillaise et, au XVIe siècle, le vin, qui représentait 64 % de la valeur des échanges à l’exportation, équilibrait la balance des échanges et permettait à la ville d’acquérir du blé et de la viande. L’historiographe Antoine de Ruffi et l’iconographie témoignent de la persistance et de l’importance du vignoble à Marseille à l’époque moderne. En 1662, les riverains de la citadelle dénonçaient les ravages que la garenne de Beringhen, son inflexible gouverneur et grand amateur de chasse, causait aux vignobles cultivés entre le Pharo et Montredon. La raisin, dit encore le Père Giraud, était « la principale et presque l’unique » récolte « dans cette ville ». Le vignoble marseillais s’étendait partout, dès les remparts franchis, jusqu’aux contreforts des collines grâce à la construction de restanques. En 1720, la viticulture était donc une ressource d’une valeur économique non négligeable, et elle fixait 25 000 ruraux auxquels s’ajoutaient saisonnièrement les gavots durant les mois d’hiver.

Le Père Giraud

Le 26, « Quoique la peste fit des ravages afreux aux quartiers de Saint-Ginier, de Saint-Joseph, des Cailhols, de Saint-Julien, de Saint-Loup, de la Pomme, de Saint-Dominique, de Saint-Marcel, et que l’on sceut même que les autres quartiers et les villages voisins en étoient attaqués, crainte de perdre entièrement la récolte du vin qui est la principale et presque l’unique dans cette ville, les bourgeois qui avoient mis tout en usage pour conserver leurs païsans, les ménageoient soigneusement, du moins pour mettre leur vin dans leurs [caves]. On avoit vu mourir des femmes étrangères en coupant les raisins, les suittes de ces fâcheux accidents avoient été funestes. Pour ne pas s’exposer au danger, on aimoit encore mieux risquer de perdre une partie de ses fruits. On voioit des particuliers qui avoient perdu presque tous leurs païsans chargés d’une récolte de onze à 12 cent mayeiroles [milleroles] du vin, réduits à n’y pouvoir employer que quelques valets qu’ils avoient conservé jusqu’alors enfermés dans leurs maisons.

« Comme les païsans ne vouloient pas porter le vin à la ville et que d’ailleurs on ne l’avoit pas bien fait, la plus grande partie se gâta dans les cuves, quoiqu’on les eut couvertes et qu’on en eut bâti plusieurs.

« Ceux qui n’avoient ni païsans ni domestiques, ou qui avoient des malades, ne se mettoient pas en peine de faire au moins une partie de leur vendenge. Plusieurs vignes dont tous les propriétaires étoient morts restèrent avec leurs fruits jusques à la Noël, en attendant que les pluyes et le froid les consumassent ».

 

Publication # 30 - 24 septembre 1720 - Extrême misère du terroir dévasté : entre emplâtres et brasiers

Terroir, ville, port et rade de Marseille et les environs, estampe, s.d. [18e siècle] MAM SN CPM 327
Terroir, ville, port et rade de Marseille et les environs, estampe, s.d. [18e siècle] MAM SN CPM 327

 

A partir de la dernière décade d’août, la peste avait éclaté dans le terroir et, à la mi-septembre, elle avait déjà réalisé une terrible progression. La peste accomplissait là les mêmes ravages que dans la ville intra-muros où la mortalité ne baissait toujours pas. Ceux qui avaient fui cette dernière ou bien étaient sortis de leurs bastides désormais pleines des cadavres de leurs proches, s’étaient installés sous tentes aux abords des villages et des hameaux. A Saint-Marcel, le marquis de Forbin lui-même avait dû brutalement quitter son château pour se retirer « avec un seul valet dans une cabane en haut de la montagne », car « c’étoient presque toujours les domestiques imprudents et indociles qui portoient la peste dans les compagnies enfermées », commentait le Père Giraud. « C’est pourquoi, celles qui se gardoient soigneusement, ne les perdoient jamais de veue ou les tenoient fermés sous la clef, il n’y avoit guère [aussi] de meilleur parti à prendre » Aussi n’y avait-t-il plus une cabane, fut-elle misérable, qui n’eut été infectée, ajoute-t-il avec peut-être un peu d’exagération, et certains erraient dans les champs ou s’en retournaient en ville pour chercher une retraite.

Des inspecteurs généraux parcouraient les villages et les domaines à cheval pour obliger les paysans à aller ouvrir des fosses hors les remparts ou bien à apporter de la paille aux hôpitaux et aux Chartreux où l’on préparait le logement des troupes dépêchées d’urgence par le pouvoir royal pour secourir enfin Marseille. Ces inspecteurs en étaient souvent réduits à manger au milieu d’un champ un morceau de pain et un oignon qu’on leur jetait.

Le 24 septembre 1720, désespérés, tenaillés par la faim, les Marseillais pensaient ne plus pouvoir survivre à l’épidémie ; ils attendaient la mort, chacun à leur tour, pour être délivrés de leurs souffrances. Dans le terroir, démunis aussi bien de secours médicaux que de secours spirituels, les urbains réfugiés comme les ruraux continuaient de s’en remettre aux emplâtres de thériaque (Publication # 29) et aux bûchers prophylactiques au sujet desquels avaient été rédigés nombre de traités entiers. Toutes les herbes aromatiques des collines avaient déjà été brûlées et le moindre petit fagot coûtait désormais une fortune.

Pichatty

« Le 24 septembre, dans le temps que la misère et la calamité sont à leur dernièr période ; que tout gémit ; que tout soupire ; que tout se meurt, tant à la campagne qu’à la ville ; que ceux que la fureur du mal épargne, tombent dans la faim & dans le désespoir, plus cruels et plus redoutables que la peste même ; que les forces de la charité qui ont coulé jusqu’alors, se trouvent tout-à-fait taries ; que le ciel semble devenir d’airain, & que la terre de fer, selon l’expression de l’Ecriture, & qu’on espère plus absolument que de mourir : voylà une main secourable qui vient s’étendre du plus loin, sur cette ville infortunée ; M. Law, plus grand par son esprit et par ses vertus, que par ses dignités et par sa fortune, y fait tomber une assistance, digne de la grandeur de sa charité ; il envoie à Mrs les Échevins une aumône de 100 000 livres pour les distribuer aux pauvres…. » (cf. Publication # 15).

Le Père Giraud

« Le 24, à mesure que la force du venin pestilentiel se soutenoit toujours la même dans la ville, elle faisoit chaque jour de nouveaux progrès dans le terroir. Cette propagation du mal donnoit lieu à ceux qui s’étoient conservés jusqu’alors de craindre de pouvoir se conserver jusques à la fin. On se persuadoit même que cette peste, la plus maligne de toutes celles qui avoient affligé Marseille, n’épargneroit personne, et qu’on en seroit tous frappés les uns après les autres. La plus part envioient le bonheur de ceux qui étoient morts les premiers, parce qu’ils n’avoient pas essuyé les craintes, les alarmes et les horreurs auxquelles ils étoient exposés la nuit et le jour.

« D’ailleurs, la misère extrême et la calamité des pauvres qui n’avoient déjà plus de ressource faisoient apréhender aux plus aisés de mourir de faim, on n’entendoit partout que plaintes, que soupirs, que gémissemens. (...)

 

« Nonobstant le peu de succès des feux publics qu’on avoit fait dans la ville le 2 août, ceux qui s’étoient réfugiés dans le terroir n’avoient pas laissé d’en faire presque tous les soirs devant leurs bastides, si quelqu’un alloit à la ville, on ne manquoit pas de le parfumer à son retour. Prévenus que ces feux et ces parfums étoient capables de dissiper le venin pestilentiel, on avoit consumé toutes les herbes odoriférantes du terroir, de là qu’on en vendoit dans la ville un petit fagot du poids d’une vintaine de livres jusques à six francs. Quand on vit que tous ces feux et tous ces parfums n’empêchoient pas que la peste se répandit dans tout le terroir comm’elle avoit fait dans la ville, on s’en désabusa, on cessa d’en allumer et de brûler des parfums, on se contenta de veiller sur soi-même, on ne reçut plus rien qu’avec les précautions nécessaires, chacun se défiait de son voisin et se tint exacte-ment enfermé chés soi. Aussi, c’étoient là les seules précautions salutaires, tout le reste n’avoit été qu’amusement »

Publication # 29 - 21 septembre 1720 - Qu’on amène les apothicaires, morts ou vifs !

Vase d’apothicaire dit monstre, Saint-Jean-du-Désert, s.d., Musée de la faïence, GF 3562
Vase d’apothicaire dit monstre, Saint-Jean-du-Désert, s.d., Musée de la faïence, GF 3562

Les apothicaires, dont les services étaient très appréciés par les autorités, jouaient un rôle d’herboriste essentiel ; ils étaient chargés de fabriquer des remèdes comme, par exemple, la miraculeuse thériaque héritée de la tradition hippocrato-galénique, préparée avec cent vingt ingrédients aromatiques mêlés à de la chair de vipère. Les apothicaires préparaient aussi le « vinaigre des quatre voleurs », macération de plantes aromatiques et médicinales à propriétés antiseptiques (absinthe, romarin, sauge, menthe, rue des jardins, lavande, acore odorant, cannelle, girofle muscade, ail, camphre), toujours commercialisée de nos jours et ainsi nommé parce qu’en usaient, dit-on, quatre voleurs surpris à dépouiller des cadavres de pestiférés durant la Peste noire.

Le Père Giraud explique que la thériaque, mêlée à la farine ou au seigle détrempé à l’huile d’olive ou bien, déposée au creux d’un oignon cuit, servait à fabriquer des emplâtres dont se servaient les paysans pour faire crever leurs bubons. Il constate l’inutilité de ce remède sur la peste.

Les apothicaires avaient aussi succombé à la maladie ou s’étaient réfugiés à la campagne en laissant leurs employés en ville. Certains d’entre eux avaient profité des circonstances pour pratiquer des tarifs abusifs sur leurs préparations (Publication # 28).

Le Père Giraud

« Le 19, les conseillers, les commissaires, les marchands en détail, les appoticaires etc., cherchèrent des prétextes pour se disposer d’exécuter l’ordonnance du 17. Mr de Langeron, qui scavoit se faire obéir, manda des gardes pour lui en amener quelques-uns vifs ou morts, qu’il traita de grande hauteur, il en fit mettre au corps de garde et dans les prisons de l’hôtel de ville où il passa à toute heure des gens sans aveu et pestiférés. On ne pouvoit guère punir plus rigoureusement des hommes connus et qualifiés, il n’y avoit pas cependant d’autre parti à prendre que de subir les peines ordonnées. On n’auroit ozé s’opposer à la volonté des commandans, leur authorité égaloit celle du roy et ils s’en prévaloient souvent.

« Un apoticaire âgé d’environ soixante-dix ans, d’une capacité et d’une probité reconnues, riche qui ne s’étoit retiré dans sa bastide qu’après avoir établi un habile garçon dans sa boutique, ne sortit de la Carbonnière que pour passer dans l’hôpital […] où il fut condamné de servir jusqu’à la fin de la contagion. Un autre, que l’on convainquit d’avoir extraordinairement surfait quelques emplâtres et quelques drogues, fut pareillement condamné à servir dans l’hôpital que l’on préparoit à la Charité, où il resta enfermé jusques au 1er mars 1721, lorsque cet hôpital fut réuni à celui du Mail.

« Pendant les autres pestes qui avoient affligé Marseille, les échevins avoient d’abord assemblé les maîtres apoticaires pour sçavoir s’ils étoient pourvus des remèdes nécessaires, leur avoient donné des fonds pour en acheter davantage, leur avoit permis de se retirer à la campagne à condition qu’ils laisseroient des garçons habiles dans leurs boutiques toujours ouvertes. Pour engager ces garçons à servir avec plus de zèle, on leur accordoit leur maîtrise gratuitement. On faisoit à peu près la même chose à l’égard des chirurgiens et des médecins. De cette manière, on n’employoit que des personnes de bonne volonté qui servoient avec plus de zèle et qui n’étoient pas tenté d’agir par caprice ou par passion.

« Mr le commandant manda à l’hôtel de ville Mr Boisson, et sans se mettre en peine de scavoir s’il avoit suffisemment des remèdes, lui ordonna d’en distribuer gratuitement à tout le monde, lui promettant son remboursement de la part de la communauté et une récompense de la Cour. Celui-cy remontra inutilement que par l’ordonnance du 7 août dernier, il étoit chargé de fournir les remèdes à tous les malades des quartiers de Cavaillon, de Saint-Laurent et des Tanneries, que se trouvant presque seul, âgé de 70 ans, il ne pourroit pas soutenir un si pénible détail, qu’outre sa dépense journalière qui étoit considérable par raport à la cherté extraordinaire de toutes choses, il avoit dépensé 400 livres à faire enlever de sa maison onze corps morts de sa famille, sans qu’on lui [faisoit] aucune avance sur les remèdes qu’il avoit déjà distribué. Il fut obligé d’obéir et ne reçut aucun secours. Le caissier de la ville avoit peu d’argent, il suffisoit à peine pour la nourriture des corbeaux, on ne s’embarrassoit guère alors des honnoraires des autres officiers ».

Publication # 28 - 17 septembre 1720 - Les médecins s’étaient-ils enfuis ?

Le 17 septembre, observe le Père Giraud, l’ « on compte déjà environ trente mille morts dans la ville sans que la mortalité diminue encore ». Et le mistral augmentait au contraire le nombre des victimes qui avaient fui dans la nature en toilette estivale. Aussi les médecins montpellierains Chicoyneau et Verny, en quarantaine en Aix, étaient-ils de retour sur ordre de la Cour avec le Dr Soullier, médecin du roi, et bon nombre d’autres praticiens et apothicaires rappelés avec d’autres corps de métiers (du boulanger au notaire en passant par la sage-femme ou le portefaix et bien d’autres) par le Commandant Langeron. Le Marquis de Pilles avait déjà procédé à ce rappel le 9 août, puis le Parlement de Provence le 2 septembre. Toutefois, note le Dr Bertrand, si la publication de ces ordonnances laisse à penser que les médecins avaient déserté la ville empestée, la réalité était plutôt que ceux-ci, très peu nombreux au commencement de l’épidémie, avaient pour la plupart succombé à la maladie en soignant héroïquement les malades, sans se soucier d’épargner leur propre santé. Les échevins avaient donc dû recruter des praticiens à prix d’or. Le Père Girard témoigne par la suite (5 octobre) que des médecins furent agressés par le public.

Le Père Giraud :

Le 17 (...) « Pour tâcher à ces causes et ramener quelqu’ordre dans la ville, Mr le commandant ordonna à tous les marchands pour le détail spécialement chirurgiens et apoticaires de revenir précisément dans 24 heures à peine de la vie (…).

« Mrs Chicoyneau et Verni, médecins de Montpellier, qui étaient partis de Marseille le 20 août avaient été arrêtés dans une maison de campagne près de la ville d’Aix pour y faire quarantaine avant que de retourner à Montpellier. Ils y ont reçu de nouveaux ordres de la Cour de retourner incessamment à Marseille et ils y sont rentrés aujourd’hui accompagnés de Mr Deidier, médecin et professeur dans l’Université de Montpellier, et du Sr Soullier, médecin du Roy.

« Comme ces Mrs avoient reconnu dans leur précédent voyage, que le premier simptôme de la peste jettoit les malades dans un découragement qui les faisoit désespérer de leur guérison et que d’ailleurs la manière avec laquelle les parents, les domestiques et les médecins même les visitoient leur faisoit sentir leur abbattement, ils se persuadent eux-mêmes qu’il doivent montrer le plus grand courage et qu’ils triompheront du mal en le bravant.

« Dans cette persuation, ils abordent sans répugnance et sans précaution tous les malades dans les rues, dans les places publiques, dans les maisons et dans les hôpitaux ; ils s’assoient sur leurs lits, touchent leurs charbons et leurs bubons, restent tranquillement auprès d’eux autant de fois qu’il en faut pour s’informer des accidents de leur maladie et pour mieux en connaître la nature, ils voient souvent opérer les chirurgiens.

« La hardiesse de ces Mrs et leur peu de ménagement à conserver leur vie produisent tout l’effet qu’ils avoient prétendu. Les malades se rassurent un peu ; ils se persuadent volontiers que la peste n’est pas un mal sans remède puisque les médecins si habiles en entreprenant la guérison. Néanmoins, le venin pestilentiel est encore puissant et la plupart des malades succombent à sa violence soit qu’on ouvre leurs bubons, soit qu’on se contente d’y appliquer des emplâtres ».

Le Dr Bertrand :

« (...) Rappellons-nous ce qui a été dit au commencement, qu'il n'y avait que quatre médecins destinés pour la visite des malades dans toute la ville. M. Bertrand, un des quatre, tomba malade vers le douze du mois d'août. Il n'eut d'abord qu’une légère atteinte du mal, dont il fut libre en huit jours, après lesquels il reprit ses exercices ; quelques jours après il en eut une seconde, de laquelle il se releva en peu de jours ; mais le chagrin de perdre sa famille le fît retomber pour une troisième fois ; & cette dernière attaque, qui fut des plus vives, le mit hors d'état de travailler de long-temps. M. Montagnier qui avoit été tiré de l’Abbaye de St Victor, pour le remplacer, fut aussi bientôt pris du mal ; mais il ne fut pas si heureux que son collègue car il mourut au commencement de septembre, aussi généralement regretté, qu'il avoit été estimé pendant sa vie, par son habileté, par sa droiture, par son application & son assiduité auprès des malades, où il joignoit souvent à la fonction de médecin celle de chirurgien, dont ils manquoient le plus souvent dans cette contagion ; M. Peissonnel le suivit de près, & nous avons déjà annoncé sa mort. M. Raymond se trouvant sans domestique, sans chirurgien, & même sens le nécessaire, par l'extrême disette de toutes choses, épuisé de fatigues, fut obligé, vers la fin du mois d'août, de s’aller réparer en campagne, d'où il n'est revenu qu'au commencement du mois d'octobre. Il ne resta donc plus que deux médecins dans la ville, Mrs Robert & Audon ; le premier a tenu pendant toute la contagion sens aucune incommodité, & a servi avec beaucoup de zèle & dans la ville & dans les hôpitaux, il a pourtant eu le malheur de perdre toute se famille ; le second se trouvant seul dans sa maison fut obligé de se réfugier chez les capucins, d'où il se répandit dans la ville, ayant servi depuis le commencement de la contagion jusqu'au commencement d'octobre, à quelques jours près, qu'il se sentoit ou fatigué ou incommodé. La fuite nous apprendra son triste sort.

« Dans le temps que la ville manquoit ainsi de médecins, on détenoit M. Michel aux Infirmeries pour quelques restes de malades qu'il y avoit encore (...) Ce médecin a resté dans cet endroit jusqu'à la fin de novembre avec trois garçons chirurgiens, dont on ne manquoit pas moins dans la ville que de médecins : car les chirurgiens commencè-rent à manquer avant ces derniers. Dès le milieu du mois d'août, il en mourut quelques uns, les autres suivirent de près ; chaque jour étoit marqué par la mort de quelque maître, & le nombre des morts va à plus de vingt-cinq, parmi lesquels il y a onze maîtres Jurés, en sorte qu'au commencement de septembre il n'en restoit plus que quatre ou cinq, dont deux étant tombés malades, les autres effrayés de la mort de leurs confrères, ou épuisés de fatigue, se retirèrent en campagne. Tous les garçons avoient eu le même malheur d'être morts ou malades ; & le peu qu'il en restoit étoit nécessaire dans l'hôpital des Convalescens ; on avoit même pris tous les chirurgiens navigans qui se trouvoient sur les Vaisseaux en quarantaine ; mais ils ne résistèrent pas plus que les autres, car dans ces temps-là, en août & septembre, la contagion étoit vive, & quelque fermeté qu'on eût à approcher les malades, on n'y résistoit pas long-temps.

« Pour les Apothicaires, la maladie en enleva d'abord cinq, & les autres se trouvant sens garçons, dont les uns étoient morts, & les autres avoient été pris pour l'hôpital ; seuls dans leurs boutiques, ils ne pouvaient pas survenir à fournir les remèdes à un si grand nombre de malades, ni à faire certaines compositions, que le grand débit avoit consommées ; quelques-uns d'entr'eux se sont prévalus du temps, & ont vendu leurs drogues à des prix extraordinaires ; désordre d'autant plus criant, que la misère du peuple étoit plus grande, & les remèdes plus nécessaires ; ainsi manquèrent tout à la fois, & les secours de l'âme, & ceux du corps ; & les malades périssoient en ce temps -là sens aucune sorte de soulagement ».

Publication # 27 - 14 septembre 1720 - Le chevalier Roze dirige le « déblaiement » de la Tourette où la situation est apocalyptique

Le chevalier Roze à la Tourette
Le chevalier Roze à la Tourette

Dans son journal, le Père Giraud décrit exactement ce que Michel Serre donne à voir sur la fameuse toile intitulée « Le Chevalier Roze à la Tourette ». A la tête d’une équipe de forçats munie de crochets, il fit enfouir dans une fosse improvisée dans la voûte d’un bastion des remparts, un millier de cadavres décomposés au soleil. Cette opération permettait de ramener un peu de salubrité dans la vieille ville. Confrontons donc le texte et l’image.

Le Père Giraud

« Le 14, grande qu’ait pu être l’activité de Mrs les Echevins pour faire enlever des différents quartiers de la ville un nombre infini de morts, la mortalité continue d’être si grande qu’il s’en présente toujours à eux davantage, les cadavres semblant se reproduire à tout moments. Il y en a surtout depuis trois semaines plus de mille qui se touchent les uns les autres dans un lieu exposé à toute l’ardeur du soleil. C’est la Tourette, esplanade du côté de la mer, entre les maisons du château de Joli et le rempart depuis le fort de St-Jean jusqu’à l’église de la cathédrale : on sent asses l’importance de nettoyer cette place mais l’infection contagieuse qui s’élève des cadavres qui sont en pourriture, empêche les voisins qui sont fermés dans leurs maisons jusquà la place de Linche et dans la rue de Palais épiscopal d’ouvrir leurs fenêtres, les plus hardis et les plus robustes frémissent à la seule pensée de s’en approcher : personne n’ose se charger d’une pareille entreprise. Lorsque Mr le Chevalier de Roze, également hardi et industrieux, va sur le lieu même sans se rebuter de voir tant de cadavres hideux qui présentent à peine la forme humaine et dont les vers mettent les membres en mouvement, il parcourt les remparts et à travers quelques fentes que le tems et l’air marin ont faite aux piés de deux vieux bastions qui ont résisté, il y a deux millans aux attaques des désarmés ; il observe que ces bastions sont voutés et creux en dedans. Il juge qu’en faisant ôter quelques pès de terre qui couvrent des pierres de la voute et en l’enfonceant, il n’y auroit rien de si aisé que d’y faire jetter tous ces cadavres qui tomberont d’eux mêmes jusques au fond, au niveau de la mer, et que dans ce réduit, on les couvriroit facilement de chaux vive pour empêcher qu’il ne s’en élevât des exhalaisons empestées. Il court aussitôt à l’Hôtel-de-Ville ; il communique sa découverte et son projet à Mr le Commandeur de Langeron et à Mrs les Echevins ; il se flatte de pouvoir surmonter tous les obstacles et de se sauver même du péril pourvu qu’on lui donna suffisamment de monde. Mr le Commandant vient de recevoir les ordres de la Cour pour pouvoir prendre autant de forçats des galères qu’il le jugeroit nécessaire pour le service de la ville. Il en accorde cent au Chevalier Roze qui sans leur donner presque le tems de réfléchir et d’envisager le péril évident auquel il les expose, exécute son dessein pour ainsi dire, d’un coup de main et dans un instant.

« Toutes les fosses qu’on avoit ouvertes étant presque remplies, Mr le commandant, accompagné de Mrs Moustiers et de Soissan, visite les dehors de la ville, désigne un endroit à côté de la Porte d’Aix pour y faire ouvrir des nouvelles de dix toises de longueur sur quinze de largeur : il falloit au moins cent païsans pour exécuter cet ordre. Il le donne aux capitaines des principaux quartiers du terroir qui, soit de gré soit de force, luy envoyent les personnes qu’il avoit demandées ».

Publication # 26 - 10 septembre 1720 - Nomination du Commandant Langeron

Langeron chef d’escadre, lithographie de Ringué, 19e siècle, MHM 80 3 24 C
Langeron chef d’escadre, lithographie de Ringué, 19e siècle, MHM 80 3 24 C

Le 10 septembre, le roi, instruit de la situation d’extrême détresse de Marseille, fit nommer le chevalier Charles-Claude Andrault de Langeron, par ailleurs déjà chef d'escadre des galères à Marseille, commandant de la ville et du terroir. Sa tâche était immense mais son autorité serait très forte.

Le commandant Langeron reconduisit toutes les ordonnances prises antérieurement par les échevins et le marquis de Pilles. Mais il arrivait avec les moyens de les faire exécuter. Dans l’immédiat, sauver Marseille signifier rétablir l’ordre public, isoler et soigner les malades et faire enlever les dépouilles des victimes des rues.

Le Dr Bertrand

« Quelques soins que se donnent les Magistrats, quelque vif que soit le zèle qui les pousse, il n'est pas possible qu'ils puissent résister à tant de fatigues, & soutenir seuls le poids de l'administration publique. Abandonnés de tout le monde, ils sont obligés d'ordonner, & d'exécuter eux-mêmes ; ils n'ont personne à qui ils puissent confier leurs ordres ; ils sont sans gardes, sans soldats, & par conséquent presque sans autorité. L’enlèvement des corps morts n'est pas la seule affaire qui doit les occuper ; il faut encore pourvoir à tous les besoins publics, au soin des malades, à l'entretien des pauvres, & à une infinité de choses également pressantes & nécessaires. Ce n’étoit pas assez de trouver des expédiens, & de faire des Ordonnances très utiles, il falloit encore pouvoir les mettre en exécution : il falloit rétablir le bon ordre, ramener l'abondance, rappeller les Officiers absens, punir les malfaiteurs, contenir une populace toujours prête à profiter des troubles publics, réprimer l'avarice de ceux qui se prévalent des temps de calamité, en un mot, remettre toutes choses dans l’ordre convenable aux malheurs présens.

« Toutes ces dispositions étoient réservées au sage Commandant que le Ciel nous destinoit. Le Roi informé de l'état de notre Ville, envoie un Brevet de Commandant dans la Ville de Marseille & son Terroir à M. le Chevalier de Langeron, Chef d'Escadre des Galères & le 12 Septembre Mrs les Echevins ayant appris cette agréable nouvelle, furent le même jour lui en témoigner leur joie. Un semblable Brevet fut envoyé à M. le Marquis de Pilles Gouverneur de la Ville, dont la convalescence avoit ranimé la joie publique ; mais le premier étant Maréchal des Camps, ès Armées du Roi, eut le commandement en chef : les deux Brevets furent enregistrés à l'Hôtel-de-Ville. M. de Langeron avoit eu trop de part au bon ordre qu'on a vu sur les Galères, pour ne pas espérer qu'il le mettrait bientôt dans la Ville. En effet, dès le même jour il se porta à l'Hôtel-de-Ville, pour s'informer de l'état des choses : il continua d'y venir régulièrement soir & matin : dans peu de jours il fut au fait de toutes les affaires, & en état de pourvoir à tout. Se charger de commandement d'une Ville, dans un temps de contagion, & de la contagion la plus vive, d'une Ville où tout est dans le dernier désordre, où l'on ne peut compter sur personne pour l'exécution, que sur des Magistrats véritablement pleins de zèle & de bonne volonté, mais épuisés de soins & de fatigues ; où la désertion est générale, où tout manque, où l'on ne peut rien se promettre ; il faut avoir pour cela un courage au-dessus de tous les périls, un génie supérieur à tous les événemens, un zèle à l'épreuve des plus rudes travaux, & des soins les plus accablans ».

 

Publication # 25 - 7 septembre 1720 - « Sauver » Marseille : les échevins réclament des moyens

Tout le personnel municipal était mort, sauf l’archiviste et les premiers Magistrats de la ville, qui en appelaient toujours à l’Amirauté et à la Cour afin d’obtenir les moyens qui permissent de « sauver la ville », alors véritablement en péril parce que l’on craignait de n’être plus en mesure d’ensevelir les dépouilles des victimes de la peste faute de moyens suffisants. Or, celles-ci jonchaient toujours toutes les rues de la ville et constituaient autant de foyers de propagation de l’épidémie. Outre les 3000 gueux, 277 forçats avaient déjà péri en assumant la tâche de fossoyeur. Le 6 septembre, les échevins prenaient une nouvelle ordonnance pour organiser l’enlèvement des morts. Ils avaient a minima absolument besoin des renforts de la Marine royale à laquelle était rattaché l’Arsenal des galères.

Le 7 septembre, les échevins faisaient comme leurs prédécesseurs un vœu en faveur des filles orphelines de Notre-Dame-de-Bon-Secours afin d’apaiser la colère de Dieu et ainsi, de faire cesser le fléau. Le Dr Bertrand lui-même en appelait à Dieu et au repentir pour que cesse le fléau.

Le Père Giraud

« Ce jour [le 6], Messieurs les Echevins, protecteurs et defenseurs des privilèges, libertés et immunités de cette ville de Marseille, Conseillers du Roy, Lieutenans généraux de police, assemblés en l’Hôtel-de-Ville avec quelques officiers municipaux, le Conseil orateur de la ville, Procureur du Roy, de la police, et autres citoyens, ayant considérés que, quoique le secours de deux cent soixante dix-sept forçats que Mrs du Corps du galère ont eu la bonté de leur accorder en différentes fois pour ensevelir les cadavres depuis que la ville est affligée du mal contagieux les ait extrêmement aidés jusqu’à présent, il est pourtant insuffisant pour la quantité de plus de deux mille cadavres restent actuellement dans les rues depuis plusieurs jours et qui causent une infection générale : il a été délibéré pour le salut de la ville de demander un plus grand secours. A l’instant Mrs les échevins étant sortis en chaperon accompagnés de tous les dits officiers municipaux et notables citoyens, ont été en corps en l’Hôtel de Mr le Chevalier de Rancé, lieutenant général commandant les galères de sa Majesté, et luy a représenté que la ville luy a déjà des obligations infinies des services signalés qu’il a eu la bonté de leur rendre dans cette calamité ; mais qu’il ne leur est pas possible de la sauver s’il ne leur fait pas encore la grâce de leur accorder cent forçats avec quatre oficiers de siflets, qu’ils s’en serviroient si utilement que pour les faire travailler avec plus d’exactitude à la levée de tous ces cadavres, ils s’exposeront eux-mêmes comme ils l’ont déjà fait, à se mettre à cheval en chaperon à la tête des tomberaux et aller avec eux par toute la ville ; que de plus, comme il importe que leur authorité soit soutenue de la force, dans un temps où tous les forçats qu’on a accordé précédemment étant morts ou malades, il ne leur reste dans la ville qu’une nombreuse populace qu’il faut qu’il fait contenir pour empêcher tout tumulte et maintenir par dessus tout le bon ordre ; ils le prient encore très incessamment de vouloir leur donner au moins quarante bon soldats des galères sous leurs ordres pour les suivre et empêcher en même temps l’évasion des forces ; qu’ils ne seront commandés par eux, qu’ils les diviseront en quatre escouädes dont ils conduiront une chacun, et comme il faut au moins l’un d’eux reste toujours dans l’Hôtel-de-Ville pour les expéditions des affaires, une des dittes escouädes sera conduitte et commandée par Mr le Chevalier de Rose ; et qu’en cas d’empêchement de leur part, ils proposeront à leur place des commissaires nommés des plus distinguées qu’ils pourront trouver, pour les conduire et commander. Sur quoy, Mr le Chevalier de Rancé assemblé avec Mr l’Intendant et Mrs les Officiers généraux, tous sensibles à l’état triste et déplorable de cette grande et importante ville et étant bien aises d’accorder tout ce qui est nécessaire pour la sauver, ont eu la bonté d’accorder à Mrs les Échevins et à la Communauté encore cent forçats et quarante soldats y compris quatre caporaux avec quatre officiers de sifflets : et étant nécessaire de prendre ceux qui seront de bonne volonté et de les attacher par la récompense à un service périlleux, il a été délibéré et arrêté qu’outre la nourriture que la Communauté fournira tant aux uns qu’aux autres, il sera donné par jour à chaque officier de sifflet dix livres, à chaque soldat cinquante sols et après qu’il a plû à Dieu de délivrer la ville de ce mal, cent livres de gratification à une fois payée à chacun de ceux qui se trouveront en vie, et aux caporaux cent sols par jour à chacun et, en outre, une pention annuelle et viagère de cent livres à ceux qui seront en vie, ayant cru ne pouvoir asses les gratifier pour un service si important et aussi périlleux. Ce que l’assemblée a accordé attendu le besoin pressant et la nécessité du temps. Délibéré à Marseille le 6 7bre 1720. Signé Estelle, Audimar, Moustiers, Dieudé, échevins ; Pichatty de Croissainte, orateur, Procureur du Roy et Capus, archivaire ».

 

Le Dr Bertrand

 

« A la vue de tant de malheurs, ne devons-nous pas nous écrier, comme autrefois le Prophète Jérémie : est-ce donc là cette Fille qui étoit la joie & les délices de la Province ? Cette Ville si florissante par son commerce, par son opulence, par le nombre de les habitans, cette Fille autrefois si peuplée, comment est-elle maintenant abandonnée & déserte ? Ses rues pleurent leur solitude, tout son peuple gémit, & cherche des secours qu'il ne trouve point, en donnant même ce qu'il a de plus précieux ! Cette superbe Ville a perdu tout son éclat & toute sa beauté ! Ses principaux Citoyens ont été dispersés, ils se sont enfuis sans courage & sans force devant l’ennemi qui les poursuivoit ! Peut-on retenir ses larmes, & ne pas sentir les entrailles émues, quand on voit sa désolation, & périr au milieu des rues les enfans qui étoient à la mammelle ? N'en cherchons pas la cause dans l'infection de l'air, ni dans les fruits de la terre, mais dans la corruption de ceux qui l'habitent, parce qu’ils ont violé les loix saintes, dit un autre Prophète (r) qu'ils ont changé les ordonnances, & rompu l'alliance éternelle : cette Fille de faste est détruite ; elle n’est plus qu’un désert : toutes ses maisons font fermées, & personne n'y entre plus : les cris retentissent dans les rues, & toute la joie en est bannie ; tous les divertissemens sont en oubli : voici le temps que le Seigneur désertera votre Fille, il la dépouillera : il lui fera changer de face, il en dispersera tous les habitans ; que le Prêtre sera comme le Peuple, le Seigneur comme l’esclave, & la Maîtresse comme la Servante, Que serons-nous en ce jour d'affliction ? A qui aurons-nous recours, pour n'être pas accablés sous le poids de nos maux, & pour ne pas tomber sous un monceau de corps morts ? Il faut que ce petit reste se convertisse à Dieu, qu'il rende gloire au Seigneur, & qu'il célèbre le Nom du Dieu d'Israël dans les Isles de la Mer ».

 

 

Publication # 24 - 4 septembre 1720 - Les religieux sont morts en héros et en martyrs

 

e Jésuite Millet pendant la peste de 1720, anonyme, 1848, MBA 2007 0 20.
Le Jésuite Millet pendant la peste de 1720, anonyme, 1848, MBA 2007 0 20.

 

 

Face à une situation qui paraissait de plus en plus apocalyptique, les Marseillais de ce temps s’en remettaient entièrement à Dieu pour qu’il fasse cesser le fléau et ils voulaient mourir confessés et absous de leurs péchés afin d’assurer leur Salut. Dès le début septembre tant de religieux étaient morts en assistant les morts et les malades que ces derniers, mouraient désormais seuls, sans aucun secours spirituel. Pichatty de Croissante, le Dr Bertrand ou le Père Giraud, nos trois témoins privilégiés, parlent de l’héroïsme de l’action des prêtres qui ne se ménagèrent pas et moururent à la tâche « en martyr ».

Les capucins, les Jésuites, les Récollets s’étaient particulièrement distingués parmi tous les ordres religieux présents à Marseille. Le Dr Bertrand évoque la figure et l’action du Père Jésuite Millet déjà cité.

Pichatty de Croissante :

« Le 4 rien n’est plus déplorable, que de voir ce nombre infinis de malades & de moribonds dont toute la ville se trouve remplie, autant privée de secours spirituels que temporels ; & réduits au triste et malheureux sort, de mourir presque tous sans confession.

« Il ne manquoit pas à la vérité de ministres du Seigneur, tant du clergé séculier que régulier, qui s’étoient dévoués à sacrifier leurs vies pour le salut des âmes, & à assister et confesser les pestiférés ; il ne manquoit pas même de saints héros (car il faut appeler de ce nom tous les Capucins & Jésuites des deux Maisons de St-Jaume et de Ste-Croix, & même tous les Observantins, tous les Récolets et quelques autres) qui avec un courage plus qu’héroïque, une ardeur, une charité, & un zèle infatigable, couroient par-tout, & se précipitoient même pour aller dans les maisons les plus abandonnées et les plus empestées, dans les rues et les places les plus traversées de cadavres pourris, & dans les hôpitaux les plus fumans de la Contagion, confesser les pestiférés, les assister à la mort, et recueillir les soupirs contagieux et empoisonnés, tout comme si c’étoit de la rosée.

Mais ces sacrés ouvriers qu’on peut regarder comme de vray martyrs (puisque ceux qui dans Alexandrie sous l’Episcopat de St Denis, eurent la charité d’assister les pestiférés, furent honorés de la gloire de martyre) la mort les a déjà presque tous enlevés, lors que dans une si grande mortalité leur secours est le plus nécessaire... »

Le Dr Bertrand :

« Parmi toutes les Communautés Religieuses de cette Ville, trois se sont distinguées sur toutes les autres, par le nombre des Ouvriers Evangéliques qui se sont dévoués au service des malades. Les Capucins, les Récolets, & les Jésuites. Les deux premiers se sont distribués dans les Paroisses, allant dans tous les quartiers & dans toutes les rues infectées ; & leur zèle n'a fini qu'avec leur vie. Ils remplaçoient d'abord ceux qui mouroient, & quand ceux de la Ville ont manqué, ils en ont fait venir des Villes voisines. Ils portoient le poids du jour & de la chaleur ; ils parcouroient les rues & les places publiques qui étoient l’asyle ordinaire des malades ; fidèles Disciples du Sauveur, ils alloient comme lui guérissant & répandant par-tout les grâces & la vertu des Sacremens. Les Récollets ont perdu vingt-six Religieux, & quelques-uns ont heureusement guéri. Les Capucins sur-tout ont fourni un grand nombre de confesseurs à la Ville & aux hôpitaux , & fur-tout dans ces lieux d'horreur, dont l'abord auroit rebuté le zèle le plus vif & le plus ardent. Il en est mort quarante-trois, & douze qui ont échappé du mal ; parmi tous ceux-là, vingt-neuf étoient venus des autres Villes, pour se sacrifier dans ceIle-ci.

Les Jésuites se sont encore signalés. Une société dont Institution n'a pour objet que la gloire de Dieu, & ne leur donne pour occupation que le salut des âmes, ne pouvoît pas manquer de saisir une si belle occasion de satisfaire à l'un & à l'autre ; aussi se sont-ils tous sacrifiés, en sorte que de vingt-neuf qu'ils étoient dans les deux maisons, deux ont été garantis de la maladie, neuf en ont relevé, & dix-huit y ont succombé. Parmi ces derniers, nous distinguons le Père Millet, dont le zèle n'avoit jamais connu de bornes, qui avoit toujours été dans toutes les œuvres de charité qui se trouvent dans une Ville, à qui la conduite de deux nombreuses Congrégation, & la direction d'une infinité de personnes pieuses laissoit encore du temps pour le ministère de la parole, pour la visite des prisons, des hôpitaux, & pour toutes les autres œuvres de miséricorde ; ce Père a fait voir dans cette contagion, quelle peut être l’étendue d'une charité, que l'esprit du Seigneur anime. Il choisit pour son département le quartier le plus scabreux, celui où le mal avoit commencé, où la moisson étoit la plus abondante, & où il y avoit le moins d'Ouvriers ; où enfin toutes les horreurs de la misère, de la maladie & de la mort se montrèrent avec tout ce qu'elles ont de plus hideux & de plus rebutant ; &comme si l’emploi de Confesseur n'avoit pas suffi à son zèle, chargé des aumônes que les gens de bien mettoient entre ses mains, comme autrefois les Fidèles aux pieds des des Apôtres, il joignit à cet emploi celui de Commissaire de ces quartiers abandonnés. II y établit une cuisine, où des filles charitables faisoient le bouillon pour les pestiférés ; il alloit par-tout distribuant des aumônes abondantes aux sains & aux malades, toujours suivi d'une multitude de Pauvres ; son zèle ne se bornoit pas à ces quartiers qui étoient commis à ses soins, il se répandoit encore dans tous les autres & par-tout où le salut de ses frères l'appelloit. J'ai eu moi-même la consolation d'en être visité dans mes malheurs... »

Publication # 23 - 31 août 1720 - A-t-on atteint le comble de l’horreur ?

 

 

Le 31 août, il était devenu impossible de procéder à aucun service religieux et les échevins en étaient à redouter la destruction de la ville si la Cour et l’Amirauté ne leur accordaient pas tous les forçats nécessaires au « déblaiement » des cadavres, si l’on ose ainsi dire. Tout était empesté et une odeur de mort flottait partout dans l’espace privé ou public ; où que l’on portât le regard, l’on n’embrassait qu’un horrible spectacle de mort. La transmission de la peste était, semble-t-il, devenue inter humaine et l’on succombait à la peste dans les lieux les plus clos. Il semblait que nul ne pût y échapper. De terreur, les gens s’en étaient aussi pris aux chiens qui dévoraient les cadavres et étaient accusés de transmettre la maladie. Le 16 septembre indiquait le Père Giraud, le Commandant Langeron, nommé quatre jours plus tôt, avait fait repousser hors de la passe du port, avec des filets traînés par des bateaux, « plus de dix mille chiens ou chats pourris qui, surnageant, (répandaient) bien loin de tout côté une infection insupportable ».

Le Dr Bertrand

« Les vapeurs qui s'élevoient de ces cadavres croupissant dans toute la Ville, infectèrent l’air, & répandirent par-tout les traits mortels de la contagion. En effet, elle pénétra dès lors dans les endroits qui jusqu'ici lui avoient été inaccessibles : les Monastères d'une clôture la plus sévère en ressentirent quelque impression & les maisons les mieux fermées en furent attaquées. On vit alors le moment qu'il ne devoit plus rester personne en santé, & que toute la Ville ne devoit plut être qu'une Infirmerie de malades. Si le Seigneur n'eût arrêté le glaive de sa colère en inspirant à ceux qui étoient chargés du Gouvernement les moyens efficaces que nous exposerons ci après. Cette infection étoit augmentée par une autre qui n'éroit pas moins dangereuse. II s'étoit répandu une prévention que les chiens étoient susceptibles de la contagion, par l'attouchement des hardes infectées, & qu'ils pouvoient la communiquer de même. C'en fut assez pour faire déclarer une guerre impitoyable à ces animaux : on les chassoit de par tout, & chacun tiroit sur eux, on en fit aussitôt un massacre, qui remplit en peu de jours toutes les rues de chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuse, que la mer rejette sur les bords, d'où la chaleur du soleil en enlevoit une infection si forte, qu'elle faisoit éviter cet endroit, qui est des plus agréables, & le seul où l'on pouvoir passer librement... »

Le Père Giraud

« Le 30, on ne peut plus se soutenir à la veüe des spectacles afreux qui se présentent partout : on avoit plus de corbeaux pour lever les corps qui se pourrissent dans les maisons et dans les rues ; on n’oze plus demander des forçats aux Mrs des galères ; la puanteur qui s’exhale des appartemens où étoient les cadavres met les habitans ou les voisins dans la nécessité d’y entrer avec des crochets, des cordes pour les tirer ; ils les traînent le plus loing qu’ils peuvent pour n’en être pas infectés. Cependant, la plus part prenant ainsi la peste. Autre que l’air de ces maisons est contagieux, c’est qu’il étoit difficile de ne pas toucher quelque chose empestée, ce qui donnoit infailliblement la peste. Toutes les rues de la ville sont si pleines de corps morts, de malades, de chiens et de chats que l’on a tués, de hardes de toutes espèces, que l’on ne trouve plus où reposer le pied : on voit surtout dans le Cours et dans les places publiques des tas de cadavres noirs et hideux qu’on ne peut regarder fixement sans tomber à la renverse. On débarque sur la place de la Loge, sur le quay et le long des palissades du port un si grand nombre de morts qu’on tiroit des vaisseaux et autres bâtiments de mer que l’on désespère de pouvoir les enlever : la surface du port est couverte de charognes qui augmentent l’horreur et l’infection. Les maisons du port qui faisoit autrefois le plus magnifique et le plus superbe amphithéâtre du monde sont devenües alors de sombres prisons. On ne peut plus en sortir sans s’exposer à la mort ni se présenter aux fenêtres sans être saisi de tristesse et d’horreur : on ne voit plus que des gens à cheval, des corbeaux, des phrénétiques. L’ardeur et la violence de la fièvre mettent les derniers en mouvement, les font errer sans qu’ils sachent où devoient aboutir leur course, souvent avec un air livide et languissant, ils tombent de foiblesse à travers des cadavres sans pouvoir se relever, restant dans des postures horribles ; ils expirent souvent au lieu même de leur chute. La force et la violence du venin pestilentiel mettent d’autres malades dans une telle agitation et espèce de désespoir qu’ils s’égorgent eux-mêmes, se précipitent dans la mer, dans des ruisseaux, se jettent des fenêtres de trop de maisons : quelle désolation, quelle rage, quelle fureur, quel désespoir ! Ceux qui ne sont pas attaqués de la peste peuvent-ils résister aux gémissements, aux plaintes, aux sanglots, aux pleurs et aux cris qui s’élèventde toute part ; ils sucomberoient sans doute à la douleur si tandis que Dieu les abbat ainsi il ne les soutenoit puisamment d’une manière invisible ».

Publication # 22 - 27 août 1720 - « Il est mort plus de mille personnes pendant la nuit » et l’on brûle le mobilier des maisons sur les places publiques

 

 

En cette fin août 1720, l’épidémie de peste atteignait un point culminant, fauchant jusqu’à mille habitants intra-muros en une seule nuit. L’horreur était aussi à son comble. Une odeur de mort, « méphitique », flottait dans l’air et achevait de terroriser ceux qui avaient encore réchappé au fléau. C’était une atmosphère de terreur. Il faut se reporter aux toiles peintes par Michel Serre pour « visualiser » ce que relatent nos trois chroniqueurs. Le récit du Dr Bertrand montre qu’une meilleure gestion des moyens eut évité une telle accumulation des corps des victimes dans les rues. Ces dernières étaient aussi encombrées par le mobilier et les effets des malades que les habitants jetaient par les fenêtres de crainte qu’ils ne leur communiquassent la peste. L’échevinat avait donné l’ordre de les brûler en place publique et l’on voyait des incendies partout. Le Dr Bertrand explique que l’on croyait « purger » les meubles et les hardes par le feu et que l’on en brûla au point que les survivants se trouveraient démunis de linge et de mobilier après l’épidémie.

Le Père Giraud

« Le 29, quelque effort que l’on ait fait le jour précédent pour enlever tous les corps morts dans les rues, il en étoit resté un grand nombre dans les maisons ; il est mort plus de mille personnes pendant la nuit ; à la pointe du jour toutes les rues en sont couvertes ; on est obligé d’en faire de nouveau porter dans les églises ; une trentaine de tomberaux en portent dans les cimetières le long des murs. Quelques longues que soient maintenant les journées, quelque grande que soit la vigilance de Mrs les échevins et de leurs officiers subalternes à avancer les travaux, ils se trouvent toujours surchargés davantage de cadavres parce que le venin pestilentiel est dans toute sa vigueur, qu’il est répandu partout, que toutes les rues à tous les moments du jour et de la nuit,un nombre infini de personnes succombent à sa violence.

« Les vapeurs malignes qui sortoient des maisons où il y a des cadavres pourris, celles qui s’élèvent de toutes les rues pleines de matelas, de couvertures, de linges, de haillons et toutes sortes d’ordures qui croupissoint depuis quelques temps, l’odeur puante et cadavéreuse des morts et des malades qui remplissent le pavé donnent lieu d’apréhender que l’air même ne devenoit contagieux : pour prévenir ce dernier malheur on publie quelques ordonnances. Dès le commencement de la Contagion, plusieurs balayeurs de rues [par] crainte d’être arrêtés pour servir de corbeau, avoient fui. On les oblige de revenir dans la ville sous peine de la vie. On deffend de jetter des fenêtres des meubles des maisons, on ordonne de les porter et de les traîner dans les places publiques pour les y brûler sur le champ ».

 

Le Dr Bertrand :

« Si la vue des malades excitoit tour-à-tour des sentimens d'horreur & de pitié, celle des cadavres jettoit le trouble & l'efroi dans tout les cœurs. Toutes les rues en étoient couvertes ; on ne savoit plus où faire des fosses ; on ne trouvoit plus de fossoyeurs, plus de corbeaux ; ceux qui étoient encore sur pied en faisoient un indigne commerce ; ils n'enlevoient que les morts dont les parent étoient en état de les payer. On doit juger par-là qu'ils en laissoient plusieurs ; aussi ils s'accumulèrent à un point, que l'on se vit presque hors d'état de les enlever. Nous dirons dans la fuite les mesures que l'on prit pour en venir à bout. Cependant représentons-nous le trouble d'une Ville où il mouroit plus de mille personnes par jour, à qui les rues servoient de tombeau ; aussi elles étoient, pour ainsi dire, jonchées de morts & de malades, en sorte que dans les plus grandes, à peine trouvoit-on à mettre le pied hors des cadavres ; & en certains endroits, il falloit les y mettre dessus, pour pouvoir passer. C'étoit bien autre chose dans les places publiques, & devant les portes des Eglises ; ils y étoient entassés les uns sur les autres ; & dans une esplanade dite la Tourrete, qui est entre le Fort St Jean & l'église cathédrale, quartier habité par de gens de mer, & par le menu peuple il y avoit toujours plus de mille cadavres ; le Cours même en étoit rempli ; tous les bancs, dont il est bordé de chaque côté, étoient autant de cercueils ; & le lieu le plus agréable où les jeunes gens alloient respirer un air de vanité, étoit devenu l'endroit le plus propre à leur en inspirer le mépris. La présence de tous ces morts étoit pour les malades languissans dans les places publiques un nouveau sujet de trouble & d’effroi. La Paroisse de St Ferrëol étoit Ie seul endroit de la Ville exempt de l’horreur & de l'infection des cadavres, & cela par les foins du curé & des commissaires de cette paroisse. Ils s'étoient réservés un certain nombre de corbeaux & de tomberaux , & les ménageaient si à propos, qu'ils durèrent pendant toute la contagion ; d'ailleurs la proximité des fosses favorisoit beaucoup le prompt transport des cadavres, qui étoient enlevés sur le champ, & n'y croupissoient jamais ». (…)

« … car toutes les autres rues étoient impraticables, non seulement par les malades & les morts qui les couvroient, mais encore par les hardes infectées & les autres immondices qu'on y jettoit par les fenêtres de toutes les maisons ; on y trouvoit de temps en temps des amas de hardes, de matelas, & de boue qui faisoient une barrière qu'on ne pouvoit pas franchir. Si l’infection de toutes ces saletés étoit plus dangereuse, celle qui causoit l’incendie qu’on faisoit tous les jours dans toutes les rues des lits & des hardes des pestiférés, étoit plus incommode. On étoit tellement alarmé qu'on croyoit ne pouvoir bien purger la contagion que par le feu ; on doit juger par-là du dégât qui se fit de nipes, de hardes & de meubles souvent précieux : dans la suite on revint un peu de cette erreur, sans quoi tout le monde alloit se trouver sans linge & sans hardes, & presque toutes les maisons dégarnies de meubles. Voilà quel étoit l'état de la Ville dans le fort du mal, & qui dura jusques vers la fin de Septembre ».

Publication # 21 - 24 août 1720 - « L’épouvante n’avait pas encore été ni si générale ni si bien fondée... »

 

 

Tandis que la peste se répandait à présent dans le terroir, dans la ville intra-muros, les malades sortaient des maisons pour qu’on les trouvât dans la rue et qu’on les transportât jusqu’aux hôpitaux saturés ; certains tombaient raides morts et l’on comptait désormais chaque nuit des centaines de corps amoncelés dans les espaces publics. Dans la haute ville populeuse où l’on mourrait en plus grand nombre, l’étroitesse des rues tortueuses inaccessibles aux charrettes présentait une difficulté supplémentaire pour l’évacuation des victimes. Les forçats furent chargés de les porter sur des brancards jusqu’aux caveaux des églises où ils devaient être ensevelis, puis arrosés de chaux vive que les échevins faisaient livrer devant la porte des édifices religieux, avec des barriques d’eau et du ciment. Cette disposition alarmait le clergé, qui n’avait évidemment pas les moyens de s’y opposer et, avait déjà perdu un nombre considérable de ses effectifs au service de la population. L’échevinat décida de faire cesser les services religieux dans les églises, lesquelles restaient toutefois encore ouvertes malgré le péril.

Le Père Giraud

« Le 24, l’épouvante n’avait pas encore été ni si générale ni si bien fondée. On n’avoit vu ni tant de corps dans les rües, ni entendu tant de cris lamentables mais la confusion n’était pas tout-à-fait si grande que veut bien le donner à entendre Mr Pichatty. S’il avoit dit que les chiens acharnés sur les cadavres les défiguroient et les traînoient sur le pavé, que l’on étoit obligé de les tuer à coups de pierre ou à coup de fuzil, que l’on entendoit plus dans la ville pendant le jour ni pendant la nuit que les aboïments horribles, on l’auroit crû sur parole mais qu’il nous dise que les églises étoient généralement fermées, qu’il n’y avoit plus de sonnerie de cloches, ni messe, ni administrations des sacremens, on sera en droit de s’inscrire en faux la-dessus puisqu’ici encore, on dit la ste messe publiquement dans mon église le 24 et le 25.»

Pichatty de Croissainte

« … Il est délibéré

« 1° Que par les raisons que l’on a observées et pour éviter les inconvéniens que l’on appréhende, qui seroient funestes, on ensevelira les cadavres tant dans les fosses ouvertes hors les murs que dans les caveaux des églises des religieux Jacobins, des Observantins, des grands Carmes, et de Lorette ; que ces églises qui sont situées dans la haute ville où il y a le plus de morts, et où les tombereaux ne peuvent pas facilement rouler, on fera des brancards avec lesquels les forçats les y porteront ; qu’il sera fait dans chacune un amas de chaux vive et de barriques d’eau pour jetter dans les cadavres, & que quand ils seront remplis on les fera fermer en y employant du cimant en telle sorte qu’aucune infection n’en puisse exhaler.

« 2° Qu’il sera mis un homme de confiance avec des garde-à-cheval à la tête des chariots & de chaque brigade de forçats, pour les obliger de travailler diligemment et de les empêcher de s’amuser à voler.

« 3° Que pour éviter que les fosses et les divers cimetières où l’on a ensevely de ces cadavres, n’exhalent pas de l’infection faute d’avoir été couverts de toute la quantité de terre et de chaux vive nécessaire, il en seroit fait une revüe exacte & générale pour y en faire remettre à suffisance.

« 4° Que manquant de commissaires dans plusieurs paroisses et quartiers, attendu qu’ils ont fui & abandonné, & ne se trouvant pas des personnes pour les remplacer, on obligera chaque couvent de donner des religieux pour servir de commissaires dans ces quartiers qui en sont dépourvüs.

« 5° Que pour empêcher la communication M. l’Evêque sera prié de faire cesser tous les offices dans les églises.

« 6° Que pour contenir et intimider la populace, on fera dresser des potences à toutes les places de la ville.»
 

Publication # 20 - 20 août 1720 - Chycoineau et Verny, médecins de Montpellier dépêchés par la Cour, annoncent que la peste de Marseille pourrait menacer le Royaume

 

Page de garde de l’ouvrage de Chicoyneau et Verny intitulé « Relation de la peste de Marseille » et détenu par les fonds patrimoniaux de la BMVR sous la cote 10292.

 

Le 20 août 1720, Chycoineau et Verny, Médecins de la très réputée Faculté de médecine de Montpellier et, Solier Maître chirurgien de la même ville, quittaient Marseille après avoir rendu au roi le rapport demandé quant à la nature de la maladie qui ravageait la cité portuaire. Ils y étaient arrivés le 12 août et avaient depuis lors rencontré tous les praticiens locaux pour s’entretenir de leurs observations et de leurs expériences, avaient visité les malades du nouvel hôpital de la peste, parcouru tous les quartiers de la ville intra-muros, fait procéder à des « ouvertures de cadavres » et, finalement, avaient rendu un rapport qui ne correspondait pas du tout, observe le Dr Bertrand, à « l’affiche rassurante » que l’échevinat avait encore fait placarder à l’adresse du public. Pichatty de Croissante confirme la volonté de rassurer le public resté en ville.

Le Dr Bertrand, qui assure avoir reçu une copie du véritable rapport remis par ses confrères à l’autorité royale, indique que les Montpellierains avaient parfaitement décrit les symptômes et l’évolution fatale de la peste qu’ils avaient reconnu pour telle et qu’ils avaient aussi parfaitement identifié les causes et du déclenchement et de la progression de l’épidémie. Chycoineau et Verny concluaient en regrettant que l’on eut pris si peu de précaution pour isoler les malades, d’autant que l’épidémie, qui n’avait pas encore atteint son paroxysme, était potentiellement susceptible de gagner d’autres provinces et même tout le royaume.

Les médecins marseillais ne s’étaient pas montrés en dessous de leur tâche mais, depuis le début de l’épidémie, les échevins s’en étaient défiés et les avaient tenu à l’écart de leurs décisions, ce qui expliquait dit le Dr Bertrand, que la Cour eut diligenté des médecins de Montpellier.

Le Dr Bertrand

« Le rapport que Mrs Chycoineau & Verny envoyèrent à la Cour n'est pas tout-à-fait conforme à cette affiche. Le voici tel que nous l'a remis une personne digne de foi, à qui M. Chycoineau en avoit donné une copie.

« Nous nous sommes transportés suivant les ordres de S. A. R. à Marseille le 13 du présent mois, & ayant dès notre arrivée prié M. le Gouverneur & Mrs les Echevins de convoquer ou faire assembler tous Mrs les Médecins & Chirurgiens commis pour visiter ceux qui sont affectés du mal contagieux, qui règne depuis deux mois dans cette Ville, dans le dessein d'apprendre ce qu'ils pensoient de la nature de ce mal, & de connaître si la vérification que nous en devions faire seroit conforme à leur rapport : l'assemblée se fit le jour même à l'Hôtel-de Ville ; & le sentiment de tous ces Messieurs, sans en excepter un seul se trouva conforme, non seulement sur le caractère du mal, mais encore sur les causes qui l'avoient produit, & qui en fomentent la propagation.

1° Que cette maladie enlevoit ou faisoit périr dans deux ou trois jours, quelquefois même dans deux ou trois heures de temps la plus grande partie de ceux qu'elle attaquoit.

2° Que quand une personne attaquée de ce mal dans une maison & famille en périssoit, tout le reste en étoit bientôt infecté & subissoit le même sort, en sorte qu'il y avoit plusieurs exemples de familles entièrement détruites par cette contagion & que si quelqu'un de la famille s'alloit réfugier dans quelque maison, le mal s'y transportoit aussi, & y faisoit le même ravage.

3° Que cette maladie étoit uniforme presque dans tous les sujets, de quelque condition qu'ils fussent, & caractérisée par les mêmes accidens ; sur-tout par les bubons, les charbons, les pustules livides, tâches pourprées, commençant d'ailleurs par les mêmes accidens qui dénotent ordinairement les fièvres malignes, tels que sont les frisions, les maux de coeur, le grand abattement des forces, la douleur de tête gravative, les vomissemens, nausées, ensuite la chaleur ardente, les assoupissemens, les délires, la langue sèche & noire, les yeux étincelans, égarés ou mourans, le pouls inégal & concentré, quelquefois fore élevé, la face cadavéreuse , les mouvemens convulsifs, les hémorragies.

« Pour ce qui concerne les causes, ils convinrent pareillement que ce mal n'avoit commencé à se faire sentir qu'à l'arrivée d'un vaisseau venu de Seyde, qui avoit perdu dans son trajet sept à huit matelots par le même genre de mal, & dont quelques marchandises dérobées avoient été transportées furtivement & sans précaution dans l'une des rues de la Ville, qui a été infectée la première, & qui n'est habitée que par de menu peuple : quelques portefaix qui avoient remué la marchandise, ayant péri eux-mêmes subitement, que les habitans de cette rue ayant trafiqué dans les autres quartiers de la Ville, y avoient répandu insensiblement la contagion, ajoutant néanmoins que la populace & les pauvres artisans, dépourvus de bonne nourriture en étoient à proportion plus infectés que les gens riches & aisés.

« Après avoir ouï le rapport de ces Messieurs, nous les priâmes de vouloir bien chacun en particulier dresser & nous remettre un mémoire des divers cas qu'ils avoient observés, ce qui ayant été exécuté, tous ces mémoires se sont trouvés conformes au rapport précédent.

« Cependant, pour remplir avec plus d'exactitude la commission dont S.A.R. a bien voulu nous honorer, nous avons fait la visite, & de l'Hôpital auquel on transporte les malades soupçonnés de contagion, & des principaux quartiers de la Ville, & avons trouvé dans ledit Hôpital, placé à l'une des extrémités de la Ville environ quatre à cinq cents malades, dont plus de deux tiers étoient attaqués du même genre de mal caractérisé ci dessus avec bubons, pustules livides, tâches pourprées ; & les uns mourans, & les autres prêts à mourir, quoiqu'ils n'eussent été portés que depuis quelques heures, ou seulement depuis un jour ou deux en sorte qu'on y voit jusqu'à quarante ou cinquante cadavres entassés dans un coin qui répond aux différens courroirs & qu'on peut compter dans les vingt-quatre heures sur un pareil nombre de morts.

« Après la visite dudit Hôpital, nous avons fait celle des différens quartiers de la Ville, & pouvons assurer qu'il n'en est aucun dans lequel il n'y ait nombre de personnes attaquées du même mal, ayant souvent trouvé dans les mêmes maisons, père, mère, enfans infectés, prêts à périr, & dépourvus de toutes sortes de secours.

« Toutes ces visites faites, nous avons cru devoir faire ouvrir trois cadavres, dans lesquels nous n'avons trouvé que des inflammations gangreneuses, ou tendantes à la gangrène.

« Toutes ces observations nous ont convaincu, que la maladie qui règne dans cette Ville, est une véritable fièvre pestilencielle, qui n'est pas encore parvenue à son dernier degré de malignité, ayant remarqué que quelques personnes du nombre de celles qui en sont infectées, en réchappent lorsqu'elles sont secourues dès le commen-cement, & que la bonne nourriture ne leur manque pas, supposé d'ailleurs que la maladie aille au-delà du cinquième ou du sixième jour ; mais la Ville est si dépourvue des alimens nécessaires en pareil cas, sur-tout de la viande de boucherie ; & l'on a pris jusqu'ici si peu de précaution pour séparer les infectés de ceux qui ne le sont pas, & leur donner les secours convenables, qu'il est aisé de prévoir que sans l'attention particulière que S. A. R. veut bien y donner, cette espèce de peste qui augmente de jour en jour, deviendroit, fatale non seulement à cette Ville, mais même aux Provinces voisines, pour ne pas dire à tout le Royaume.

A Marseille le 18 Août 1720 »

Publication # 19 - 17 août 1720 - Pénurie de corbeaux, de chariots, de harnais et de chevaux

 

Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts
Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts

 

Les fossoyeurs expiraient les uns derrière les autres et les 3 000 gueux réquisitionnés pour ce faire étaient déjà morts à la tâche. C’était une hécatombe. Le Père Giraud évaluait leur espérance de vie dans cet emploi à deux jours. Il fallait toutefois les remplacer en toute hâte car le nombre de « cadavres » augmentait d’heure en heure et ceux-ci s’amoncelaient désormais à même le sol, en plein soleil, dans les rues de tous les quartiers de la ville. Les volontaires ne se bousculant évidemment pas au portillon, même sous promesse d’un bon salaire, les autorités s’adressèrent pour la première fois à l’Arsenal des galères afin qu’il leur prêtât quelques forçats.

Trouver le matériel nécessaire au transport des morts présentait la même difficulté : personne ne voulait prendre le risque de prêter sa charrette pour un tel usage. Il n’était pas plus facile de se fournir en chevaux, en harnais ou de faire procéder à d’indispensables réparations pour lesquelles on ne trouvait plus ni la main d’œuvre ni les pièces. A partir du 22 août, l’on ne trouvait plus non plus de cordonniers pour fabriquer les souliers des corbeaux et l’on ne pouvait plus rien importer.

En outre, la chiourme constituait une main d’œuvre difficile et peu aguerrie à une telle besogne : « N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager », écrivait le Père Giraud. A partir du 24 août, l’échevin Moustier prit alors lui-même très courageusement la tête des équipes qu’il dirigeait à cheval.

Le Père Giraud

« Le 18, la multitude des morts et des nouveaux malades est si grande que Mrs les échevins trouvant quarante deux morts autour de la place Neuve sont déconcertés : pour faire enlever ces morts et les autres dispersés dans tous les quartiers de la ville, ils ont eu besoin d’un plus grand nombre de tomberaux et de corbeaux. Il leur est toujours plus difficile d’en trouver. Le même corbeau duroit à peine deux jours. Souvent il prenoit la peste à la levée d’un premier cadavre quoiqu’il n’y toucha que superficiellement : le venin pestilentiel était si subtil que la plus légère vapeur qui sortoit des cadavres suffisoit pour la communiquer. Alors que l’air qu’il respiroit dans les maisons où il trouvoit les cadavres pouvoit les empester, il y avoit presque toujours d’autres malades autour et quoiqu’il portât des crochets à manche pour retirer les morts, il étoit difficile qu’il ne touchoit quelque chose de suspect.

«  Tout ce qu’on avoit déjà employé de gueux et de mendians avoit déjà péri. Ce préjugé étoit rebutant. On donnoit ou peut-être on promettoit quinze livres par jour à ceux qui auroient encore voulu s’exposer mais cette amorce ne remioit plus les coeurs mercenaires : la veüe d’une mort prochaine et presqu’inévitable intimidait tellement les plus misérables et les plus intrépides qu’on en trouvoit plus pour mettre à ce travail périlleux ni de gré ni de force : cependant on laissoit déjà pourrir quelques cadavres dans les maisons. On en trouvoit plusieurs exposés aux portes des églises et des hôpitaux sans qu’on put les porter dans les fosses.

« Dans cette triste conjoncture Mrs les échevins ont recours à Mr de Rancé, commandant des galères, et à Mr Alnoulx de Vaucresson, Intendant du Parc, et les prient instamment de leur donner quelques forçats pour servir de corbeaux et offrent même de s’obliger à indemniser sa Majesté. Ces Mrs, en attendant l’ordre de la Cour, leur accordent par provision vint six invalides qu’on tire du baigne avec promesse de leur donner la liberté s’ils échappent de la peste.

« Nonobstant la fuite des cordonniers et des fripiers, il étoit encore plus aisé d’équiper ces forçats que les loger et de les nourrir parce que personne n’ozoit communiquer avec eux. L’idée de corbeau et de forçat est si efrayante que l’on craint extraordinairement ces gens là : on sait qu’ils volent impunément dans toutes les maisons où ils vont prendre des corps morts. Il falloit les garder à veûe mais comment les garder dans des maisons où souvent il n’y a plus que des malades ou des mourans ? C’est beaucoup de les suivre de près ou de loing pour les obliger à presser les travaux qu’ils doivent faire avec une lenteur désespérante. N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager. Mr Moustiers se charge de ce pénible soin et continua dans la suite de se mettre à leur tête à cheval dès la première aube du jour.

« Quelque soin qu’on prît de cacher les chariots des fabriques de la ville, de dépaïser les chevaux et leurs harnois, on en trouvoit encore quelques uns de gré ou de force. On députa plusieurs gardes qui en emmènent du terroir dans la ville. On se mit ainsi en état de pouvoir faire enlever chaque jour les nouveaux morts ».

 

Publication # 18 - 13 août 1720 – Gestion des morts : les corps deviennent des cadavres

 

Michel Serre, Vue de l’hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts de Marseille, détail.
Michel Serre, Vue de l’hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts de Marseille, détail.

 

Le 13 août, le Père Giraud notait que lorsque la peste pénétrait dans une maison pas un habitant, du plus jeune au plus âgé, n’en réchappait et, que les gens de mer ayant voyagé dans le Levant reconnaissaient clairement la peste dans ces manifestations quoique, sans doute frappés d’un véritable état de sidération, ils hésitassent encore quant à la conduite à tenir.

Les échevins ne disposant plus de personnels pour déplacer les morts de nuit, les transports aux Infirmeries se déroulaient en plein jour, au vu et au su de tous. Le nombre des victimes s’élevant très rapidement et significativement, ils avaient dû cantonner les fossoyeurs aux ensevelissements dans le petit cimetière du lazaret. Il leur était particulièrement difficile d’engager du personnel pour une telle besogne, même à prix d’or, et ils contraignirent les gueux, qui n’avaient pu quitter la ville, à conduire les chariots et les tombereaux cahotants chargés des corps des victimes. Les paysans renâclaient pareillement à ouvrir des fosses qu’ils envisageaient comme leur propre tombeau. Les Marseillais pouvaient désormais observer le funeste défilé régulier des charrettes partout dans la ville. Celles-ci se dirigeaient au nord de la ville, vers les murs d’enceinte, où les échevins avaient fait ouvrir de grandes et profondes fosses dans lesquelles les nouveaux corbeaux précipitaient leur horrible chargement avant de le recouvrir de chaux vive pour en hâter la décomposition.

Les tanneurs riverains des fosses protestèrent vainement contre l’entassement de corps abandonnés et entrés en décomposition sur la voie publique sous l’ardeur du soleil. Un pas avait été franchi ; en raison de la progression terrifiante de la mortalité, l’idée de « cadavre » à débarrasser l’emportait désormais sur celle de corps à ensevelir.

Sur le détail du tableau de Michel Serre présenté ci-dessus, on voit un prêtre procéder à une bénédiction très rapide des corps. Car il n’y avait plus de convoi funèbre pour accompagner les dépouilles vers les fosses, à peine une croix et quelques prêtres et, comble de l’horreur pour un chrétien, à partir de la mi-août, de nombreux fidèles mouraient subitement, sans avoir eu le temps de recevoir les sacrements, malgré le dévouement des prêtres qui couraient dans tous les quartiers, contractaient et répandaient la maladie.

 

Le Père Giraud

 

« Le 8, ils sont contraints de guerre lasse de laisser les corbeaux dans les Infirmeries pour y ensevelir seulement les morts. Comme il n’y avait plus de fossoyeurs dans la ville, on délibère d’arrêter les gueux les plus robustes et les plus vigoureux, de les obliger de conduire des chariots ou tomberaux, d’y mettre dessus les morts pour les porter le long des murs de la ville, sous les ordres du Sr Bonnet, lieutenant de viguier et de quatre lieutenans de santé qui commanderoient. (...)

« Néanmoins, Mrs les échevins ont fait saisir ce jourd’hui quatre tomberaux avec leur chevaux dans quelques fabriques de la ville, les ont fait atteler et les gueux bon gré mal gré les ont fait rouler dans les rues. Ceux qui avoient des morts avertissoient les lieutenans de santé et ceux-ci commandoient les corbeaux qui tiroient avec des crochets et les jettoient dans les tomberaux qu’on est allé décharger tout premièrement au dessous de la Tour de Ste-Paule, entre la Porte d’Aix et celle de la Joliette.

 

« Tout le quartier des tanneries s’est soulevé d’abord ; les syndics des taneurs sont venus à l’Hôtel-de-Ville pour remontrer à Mrs les échevins qu’on avoit laissé tout le jour près de cinquante cadavres exposés à l’ardeur du soleil le long de leurs remparts, que l’infection de ces cadavres éttoit capable d’infecter tous les habitans des environs et les suplièrent instamment d’y pourvoir.

 

« Mrs les échevins qui savoient déjà plus où donner de la tête ont mis tout en œuvre, intérêt addresse, prière, menace et on fait enfin ouvrir des fosses dans lesquelles on a jetté les cadavres à demi pourris sur lesquels on jetta de la chaux vive et dans lesquelles on continua de décharger les tomberaux. Leur cahotement et les cris des halebardiers qui les précèdent et sont à leur suite jettent tout d’un coup une telle épouvante dans la ville qu’on ne marche plus dans les rues qu’en sursault : on frémit à chaque pas de crainte d’être investi de quelque malade ou de rencontrer quelque tombereau.

« Il n’étoit pas aisé d’exécuter ces projets : ceux qui avoient des chariots les réservoient, les gueux les plus hardis n’osoient se résoudre d’entrer dans les maisons pour en extraire les cadavres et les jetter sur les tomberaux, les païsans même épouvantés aimaient encor mieux s’exposer aux peines les plus rigoureuses que de travailler à ouvrir des fosses qu’ils envisageoient comme leur propre tombeau : on s’étoit déjà formé une idée si afreuse de la peste qu’on ne pensoit plus qu’à s’éloigner de tout ce qui pouvoit la communiquer et l’on regardoit comme extrêmement périlleux tous les ouvrages qui aprochaient des pestiférés soit vivans soit morts  ».

 

Le 12, « apparemment pour rassurer le peuple toujours plus alarmé du bruit des tomberaux sur lesquels on jettoit les chrétiens morts ainsi qu’on y auroit jetté des chiens ou des pierres, les médecins ou les chirurgiens permettoient de temps en temps aux prêtres d’en ensevelir quelques uns dans les églises ou dans les cimetières avec les cérémonies accoutumées. Il est vrai qu’on ne faisoit plus de convoi funèbre. C’étoit beaucoup de trouver à grands fraiz quatre, quelquefois deux hommes, pour porter les morts par le chemin le plus court quand la croix de l’église précédoit le cadavre et que les prêtres récitoient quelques prières en psalmodiant, on entendoit des cris de joye.

Publication # 17 - 10 août 1720 – Création d’un l’hôpital dédié à la peste

D’après fonds de carte de Nicolas de Fer, collection Musée d’Histoire de Marseille
D’après fonds de carte de Nicolas de Fer, collection Musée d’Histoire de Marseille

 

Le 10 août 1720, la maladie était entrée, selon le Dr Bertrand, dans une seconde phase caractérisée par la désolation, la solitude, l’abandon, la faim et, plus générale-ment le manque de tout ce qui était nécessaire à la vie quotidienne, secours spirituels compris. Comme le Père Giraud, le Dr Bertrand continuait à s’irriter de l’incrédulité de l’échevinat qui n’avait pas pris non plus les mesures sanitaires qui s’imposaient en temps utile. Il s’indignait avec ses confrères de l’état des malades contagieux abandonnés à leur sort, gisant dans des maisons que l’on ne vidait même plus des cadavres et il réclamait au Gouverneur un hôpital dédié au traitement de la peste. Au moins limiterait-on la contagion, estimait-il.

L’hospice général de la Charité aurait été le plus convenable à ce dessein de par sa disposition et sa situation proche d’autres maisons religieuses que l’on aurait pu ensuite réquisitionner au besoin. Il n’était pas éloigné non plus des grandes fosses où étaient précipitées les victimes du fléau. Cependant, cet établissement nécessitait des transferts de populations qui ne furent pas immédiatement réalisés.

En revanche, le chevalier Rose, commissaire du quartier de Rive-Neuve, fit aménager une vieille corderie en hôpital où deux-cents malades purent être transportés le 9 août 1720. En même temps l’échevin Moustier faisait aménager l’hôpital des Convalescents, d’une capacité de quatre cents malades ; il était situé dans l’agrandissement, entre les Portes de Bernard du Bois et des Réformés. Contrairement au site de la Corderie, l’essentiel du matériel se trouvait déjà dans cette annexe de l’Hôtel-Dieu créée en 1665. La peste s’introduisit à l’Hôtel-Dieu lui-même dix jours plus tard, ce qui porta à quatre le nombre d’établissement dédiés à la peste avec celles du lazaret d’Arenc.

 

Le procureur Pichatty de Croissainte :

 

Le 9, « Mettre en état aussi promptement qu’il le faut un hôpital de peste et le pourvoir de tout ce qui est nécessaire qui est presque infini, n’est certainement pas un embarras moins rempli de difficultés & de peine : cet hôpital des Convalescents dont on a délibéré de se servir ne se trouve pas asses grand ; il faut l’agrandir par la jonction du Jas de la Ville qui est presque attenant ; mille choses s’y trouvent à faire ; & on ne peut cependant disposer de qui que ce soit : Mr Moustier est obligé d’y aller & d’y rester lui-même & faisant travailler tant la nuit que le jour, fait si bien, que dans deux fois 24 heures ilo le dispose, & le rend prêt, assorty, & en état de recevoir les malades.

« Pour y avoir des Oeconomes, des infirmiers, des cuisiniers, & autres bas officiers, & sur tout le grand nombre de gens qui faut pour servir les pestiférés, la chose est constamment très difficile : on met des Affiches par tout pour tâcher d’exciter de ces âmes que l’avarice jette dans les dangers, ou qu’une charité surabondante fait dévoüer au Bien public ; & à force d’encourager, de chercher, de donner & de promettre, on parvient à en avoir : la pharmacie & la chirurgie y sont établies deux médecins étrangers appelés les Srs Gayon viennent d’eux-mêmes se présenter pour y servir et s’y enfermer ; la mort par malheur termine trop tôt leur charité et leur zèle ».

 

Le Dr Bertrand :

 

Le 10 août, « M. le Gouverneur comprît bientôt la nécessité de cet établissement [l’hôpital de la peste] ; il l'ordonna sur le champ, & comme on étoit en peine de trouver un endroit qui fût propre & qui pût être bientôt mis en état de recevoir les malades, les Médecins lui suggérèrent de prendre la Charité, & lui firent voir que c'étoit l'endroit le plus propre par sa situation, par la disposition intérieure de la maison, par son étendue, par toutes les commodités nécessaires aux malades, & sur-tout par le voisinage de cinq maisons Religieuses qu'on auroit pu lui joindre dans la suite, quand le nombre des malades augmenteroit. Ils donnèrent encore les moyens de loger ailleurs les pauvres qui étoient entretenus dans cette maison & qui alloient au nombre de cinq à six cents y compris les Officiers ». (...)

« Rien n'étoit cependant plus propre à empêcher le procès de la contagion, & à prévenir les désordres qu’elle a traînés après elle, que l'établissement de cet Hôpital ; ou y plaçoit d'abord du jour au lendemain six cents malades, & huit cents dans une nécessité ; dans la suite on auroit pris les cinq Couvens qui sont tout autour de la Charité. C'étoit un moindre inconvénient de déplacer des Religieux & des Religieuses, que de laisser les malades dans les rues & dans les places publiques. On auroit logé les Religieux dans les autres Couvens, qui sont en si grand nombre dans cette Ville, réunissant ceux dont les règles & les manières de vivre ont le plus d'affinité & de rapport. Un de ces Couvens pouvoit être destiné pour les riches qui auroient voulu être traités à leurs dépens, un autre pour les Prètres, Confesseurs, & les autres Officiers malades : enfin, les autres auroient servi pour les convalescens, pour loger les Officiers, & pour le reste des malades, qu'on y pouvoit recevoir au nombre de trois mille. On ne devoit pas s'attendre à en avoir un plus grand nombre à la fois, parce que dans cette maladie les morts font promptes & fréquentes ; toutes ces maisons sont soit commodes, situées à une extrémité, & séparées du reste de la Ville par une colline, & dans un quartier fort désert, elles sont même isolées. Que de malades sauvés par cet établissement , & délivrés du cruel désespoir de mourir dans les rues.

« On se détermine à la fin à former un hôpital pour les pestiférés, & on choisit pour cela l'Hôpital des Convalescens de l'Hôtel-Dieu ; il est véritablement bien situé, mais c'est la plus petite maison de toutes, celles qui étoient propres à cet usage, car elle ne pouvoit pas contenir au delà de deux ou trois cents malades ; aussi fut-il rempli en moins de deux jours : & comme les malades y venoient en foule on fut obligé de les placer dans une grande étable, qui est tout auprès, & où l'on enfermoit ordinairement les bceufs & les moutons de la Boucherie, encore s'estimoient ils heureux de mourir dans un endroit où le Sauveur du monde a bien voulu naître ».

 

Le Père Giraud

 

« Le 10, on comprend enfin qu’il ne faut plus différer et perdre du temps à délibérer si l’on doit ouvrir un nouvel hôpital de la peste : les Infirmeries étoient si remplies de malades et si universellement infectées, qu’outre la difficulté de les y transporter, on ne pouvoit presque plus les loger. C’étoit la même chose de les y admettre ou de les jetter à la mer : il fut donc arrêté de préparer l’hôpital des Convalescens et le jas de la ville contigü près les murs de la ville. Mr Moustiers, toujours prêt à se charger des affaires les plus difficiles comme des plus périlleuses, entreprît cette nouvelle tâche. A la tête des gens de toute espèce sans les perdre de veue ni la nuit ni le jour, en deux fois vingt quatre heures, il le mit en état de recevoir les malades.

Quelque difficile qu’il eut été d’exécuter ce projet en si peu de temps, il le fut encore davantage de fournir cet hôpital des personnes nécessaires pour le soutenir : il falloit des prêtres, des médecins, des apoticaires, des chirugiens, des économes, des cuisiniers et sur tout grand nombre d’infirmiers. Il ne suffisoit pas d’y avoir le premier jour autant d’officiers qu’il en étoit nécessaire cejour là, il falloit être seur d’en trouver tout autant pour le lendemain parce qu’on ne pouvoit pas se soutenir longtems dans ces exercices très périlleux : on ne manqua pas cependant de personnes zélées pour remplir ces différentes et pénibles fonctions. Celles que la charité de J.C. n’y engagea pas s’y obligèrent apparemment pour les salaires honnorables qu’on leur faisoit espérer ».

« Ceux qui ne peuvent pas se traîner dans l’hôpital des Convalescens y sont portés sur des brancards, quelquefois couverts, toujours escortés pour en éloigner les passants : du 12 au 13, cet hôpital fut si rempli de malades qu’on auroit été obligé de refuser le lendemain ceux qu’on y auroit transporté si les premiers venus avaient séjourné deux jours de suite mais leur maladie étoit si violente qu’ils ne s’y arrêtoient presque pas. De là on les jettoit dans les fosses qu’on avait ouvertes dans le jardin de Mr le lieutenant Guillermi : ainsi les personnes qui mouraient à chaque heure et presque à chaque moment cédaient la place aux nouveaux malades. On ne s’embarrassoit pas encore de préparer un hôpital pour les convalescents de la peste parce qu’il n’en échapoit presqu’auccun ».

 

Publication # 16 - 06 août 1720 - Fuite des Marseillais dans le terroir et au-delà

plan dessiné en 1705 par Razaud figurent les remparts de la ville intra-muros et une partie du terroir.
Plan dessiné en 1705 par Razaud figurent les remparts de la ville intra-muros et une partie du terroir.

 

L’hémorragie avait commencé dès le début de la dernière décade de juillet lorsque l’épidémie avait décimé les habitants de la rue de l’Escale et des rues avoisinan-tes. Les autorités ne savaient précisément où retrouver ces fugitifs qui avaient porté la peste au-delà des remparts : les riches courraient se réfugier dans leurs bastides comme d’ailleurs nombre d’ouvriers et d’artisans. Il ne leur était plus possible de sortir des limites du terroir car un arrêt du Parlement de Provence du 31 juillet avait interdit aux citadins de les franchir.

Cette fuite augmentait toujours davantage la frayeur des plus pauvres qui, à cause de la rareté des espèces d’argent, étaient obligés de s’exposer au danger en demeurant en ville (Publication # 15). Le 9 août, les Srs Augier et Montagnier, médecins, et la plupart des chirurgiens maîtres jurés prirent aussi la fuite. Le Père Giraud et le Dr Bertrand se montrent critique à l’égard des échevins coupables à leurs yeux de n’avoir su s’entourer en temps utile de ceux qui auraient pu les aider à prendre les mesures nécessaires et qui avaient fini par enfuir. Nombre de médecins étaient épouvantés devant l’immobilisme des pouvoirs publics et l’imprudence du peuple qui continuait à s’assembler comme à l’ordinaire. Le Dr Bertrand observe que non seulement les brasiers prophylactiques allumés sur la malheureuse prescription du Dr Sicard, n’avaient pas réussi à contenir l’épidémie mais qu’ils semblaient même l’avoir faite exploser. Déçus, les Srs Sicard père et fils avaient pris la mer pour aller observer une quarantaine à Toulon. Les échevins obtinrent par la suite du roi de les faire emprisonner trois mois dans la forteresse royale de l’île de Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Pour obliger les autres à revenir, les échevins ordonnèrent que les médecins seraient définitivement exclus du Collège de médecine et les chirurgiens de leur jurande et maîtrise s’ils ne se présentaient sous huitaine.

Mi-août le mouvement de migration s’accentua encore et les plus pauvres se trouvaient dans des conditions d’existence très précaires.

 

Le Dr Bertrand :

 

« En effet, ces feux ne firent, ce semble, que rallumer celui de la contagion ; ils embrasèrent l'air déjà échauffé par la chaleur de la saison & du climat : le venin pestilenciel devint plus actif, & le mal se développa avec plus de vivacité. Déjà les plus entêtés se rendent, & pensent à chercher leur salut dans la fuite ou dans la retraire ; les plus timides, ou pour mieux dire, les plus prudens avoient déjà profité de la liberté des passages, pour se sauver en d'autres Villes & en d'autres Provinces. Ceux qui furent plus tardifs à croire, trouvant toutes les issues fermées, & les chemins exactement gardés, furent contraints de se retirer dans leurs Bastides, ou de s'enfermer dans leurs propres maisons.

« On ne vit plus alors que gens qui achettoient des provisions de tout côté qui chargeoient des hardes, & des meubles de toute part : les voitures n'y peuvent pas suffire, elles sont hors de prix ; le peuple même prend la déroute , & sort en foule hors des portes de la Ville, & comptant sur la douceur de la saison, va camper sous des tentes, les uns dans la Plaine de St. Michel, qui est une grande esplanade du côté des Minimes, les autres le long de la rivière & des ruisseaux qui arrosent le terroir, & les autres le long des remparts : quelques uns grimpent sur les collines & sur les rochers les plus escarpés, & vont chercher un asyle dans les antres & dans les cavernes : les gens de mer s'embarquent avec leurs familles sur des vaisseaux, sur des barques & dans de petits bateaux dans lesquels ils se tuent au large dans le Port & sans la Mer, & forment ainsi une nouvelle ville flottante au milieu des eaux ».

 

Pichatty :

 

« Si c’étoient là les bouches inutilles, rien ne seroit plus convenable & plus soulageant, mais les personnes les plus nécessaires, & celles même que leur fonction oblige le plus indispensablement de rester, sont les plus promptes à déserter ; presque tous les Intendants de la Santé, ceux du Bureau de l’Abondance, les Conseillers de Ville, les Commissaires de police, les recteurs de tous les hôpitaux & de toutes les maisons & Œuvres charitables, les Commissaires même qu’on vient, il y a quelques jours d’établir dans les paroisses et quartiers pour vaquer au soulagement des pauvres, les artisans de tous métiers, & ceux qui sont les plus nécessaires à la vie, les boulangers, les vendeurs de vivres et denrées, jusques même ceux qui doivent garder les autres et les empêcher de quitter, c’est-à-dire, les les Capitaines et officiers de ville qui ont leur Compagnie en pied, tout déserte, tout abandonne, tout fuit : bref M. le Marquis de Pilles et Mrs les Échevins restent presque tout seuls, chargés d’une populace infinie, prête à tout entreprendre dans les extrémités où elle se trouve réduite par la misère, & par la calamité multiplie le mal ».

 

Le Père Giraud

 

Dès la fin juillet, « ils [les échevins] n’avaient donc pas bonne grâce de se plaindre dans la suite que tout le monde les abbandonnoit, de se récrier que leurs conseillers de ville, les commissaires, les administrateurs des hôpitaux, les intendants de la santé, ceux du Bureau de l’Abondance, les artisans même de tous les métiers, ceux qui étoient le plus nécessaire à la vie comme les plus indifférents jusqu’aux officiers et capitaines de la ville eussent déserté et abbandonné leurs compagnies, l’honneur pour l’amour de la patrie. Par la crainte, par l’autorité qu’ils avoient en main, pour cela encore un coup, il falloit assembler la ville, parler d’un ton intelligible quand il en étoit temps. Cet oubli fut la cause de l’embarras, de la confusion et du désordre dans lequel ils se trouvèrent quelques temps après ».


 

 

Publication # 15 - 03 août 1720 - La question du ravitaillement : disette et menace d’une émeute de la faim

Vue urbaine aux trois Moulins, anonyme, dessin, SN MVM 865.
Vue urbaine aux trois Moulins, anonyme, dessin, SN MVM 865.

 

Presque toutes les boutiques présentaient désormais des volets clos et des barrières ayant été installées aux confins du terroir par les communes voisines, la ville n’était plus ravitaillée. Le pain, aliment de première nécessité, avait considérablement renchéri comme toutes les autres denrées ; il venait à manquer et un conflit avait éclaté entre la garnison et les autorités de la ville à ce sujet. Le 3 août, la pénurie provoqua un début d’émeute dans les quartiers de l’agrandissement urbain. Les pauvres étant les plus dénutris et donc les plus exposés à la maladie, les échevins firent procéder à des distributions de pain gratuites : chaque jour, le commissaire du quartier remettait un billet correspondant à une ration. Hélas, la boulangerie devenait un funeste lieu d’attroupement et de contagiosité.

La banqueroute de John Law vint encore amplifier le désastre. La banque générale, qui avait émis à partir de 1716 le premier papier-monnaie mis en circulation à la place des espèces métalliques, ne résista pas à un mouvement spéculatif. Lorsqu’à partir de juillet 1720, les actionnaires et porteurs de billets demandèrent subitement à récupérer leur or, la banque fut dans l’incapacité de rembourser. Le papier monnaie ne valait donc plus rien et les échevins, en manque complet d’espèces sonnantes parce que l’Hôtel des Monnaies d’Aix était fermé, ne pouvaient acheter les denrées manquantes. Les échevins évoquèrent donc, sans pourvoir la mettre en œuvre faute de vivres, la question du confinement et du ravitaillement des habitants à domicile. Pichatty de Croissante rapporte que ceux-ci écrivirent quelques jours plus tard au Maréchal de Villars pour lui parler de « l’état de misère extrême de la Ville, y ayant une populace de cent mille personnes, sans biens, sans pain et sans argent ». Ils demandèrent au Parlement la création de marchés dans le terroir. Plus tard, le 24 septembre, Pichatty notait encore dans son journal que Law avait envoyé aux échevins une aumône de cent mille livres à distribuer aux pauvres et que ce secours était venu fort à propos. Le 6 octobre, les billets de banque Law n’avaient plus court.

 

Le Dr Bertrand :

3 août - « Le bruit du mal contagieux de Marseille répandu dans toute la Province, empêchoit les autres Villes d'y envoyer leurs denrées : l’arrêt même du Parlement le défendoit sous des peines très sévères. Les barricades que les villes voisines avoient faites pour se garder, ne permettoient pas aux Marseillois d'en aller chercher. Cependant cette Ville si riche, par son commerce, ne peut se passer du secours de ses voisins, auxquels elle fournit à son tour bien de commodités qui leur manquent : ceux que la mer lui procure, sont longs à venir & toujours incertains : elle fut donc bientôt réduite aux extrémités d'une disette générale : le bled commença de manquer aux Boulangers ; & le troisième Août, n'ayant pas fait la quantité de pain ordinaire, il en manqua ce jour-là ; sur le soir la populace s'attroupa, & courut de rue en rue insulter toutes les maisons des Boulangers » (...)

« Pour prévenir un pareil désordre, & empêcher que les malheurs de la famine n'augmentassent ceux de la contagion , les Échevins écrivirent à M. le Bret Intendant de la Province, & à Mrs les Consuls de la ville d'Aix, qui en sont les Procureurs, pour les prier de permettre qu'on établît des marchés à une certaine distance de la Ville, où l’on feroit une Barrière, & où les étrangers pourroient apporter leurs denrées, & les habitans de Marseille les y aller acheter sans se communiquer ensemble. Ces Messieurs si sensibles aux malheurs de notre Ville, y consentirent gracieusement ; & pour régler routes ces choses, on convint d’une conférence entre Mrs les Procureurs du Pays & nos Échevins, ce que le Parlement permit : le jour & le lieu font assignés ; ce fut à Notre-Dame, à deux lieues de Marseille. M. le Marquis de Vauvenargue, premier Procureur de la Province, y vint accompagné de quelques Gentilshommes, d'un Médecin, & escorté de quelques Gardes. De la part de Marseille, M. Estelle premier Échevin s'y rendit seul avec le Secrétaire de la Ville ».

 

Le Père Giraud

« Le 5, (...) immédiatement après la publication d’un arrêt du Conseil qui fixoit la valeur des écus de six livres à celle de douze, on augmente le bled du double : il valut d’abord de quatre vint à 90 livres, le scandal d’huile 40 livres. Les boulangers ayant refusé de livrer du pain, le peuple en fut êmu jusques là, qu’environ quatre cents personnes atroupées dans l’agrandissement étant en état d’exciter une plus grande sédition alloient droit à l’Hôtel-de-Ville demander du pain. Mr de Pilles, gouverneur, et Mr Moustiers, échevin, avertis du tumulte marchent au devant de cette populace alarmée, qui craignoit autant de mourir de faim par la cessation générale du travail et par la cherté extraordinaire de toutes les danrées que de la peste, luy font distribuer du pain à l’instant et arrêtèrent ainsi cette émotion. Tout de suite ils fixent le prix du pain à dix-huit deniers la livre. Les trompettes publient cette ordonnance. Les boulangers refusent de vendre à ce taux parce qu’on avoit pas ordonné aux marchands de bled de leur livrer cette denrée à un prix proportionné au taux. Pour pourvoir à cet inconvénient, les commissaires distribuent gratuitement du pain aux pauvres. (...)

« L’innondation des billets de banque qui avoit réduit les plus riches à un état à ne pouvoir plus même soutenir les pauvres, ils ne pensoient plus qu’à pourvoir à leur sûreté et à leur propre subsistance. Ils avoient négocié leurs papiers à pure perte, heureux encore s’ils avoient pu retirer deux cents livres d’un billet de mille ! L’argent devenoit chaque jour plus rare ; chacun craignoit d’en manquer et de mourir de faim s’il pouvoit se sauver de la peste puisque sibi timebat [aenéid]1. Dans cette fâcheuse conjoncture les pauvres ne pouvoient guère avoir d’autre ressource ni espérer d’autre secours que de la Communauté et par malheur la Communauté était impuissante : elle n’avait en caisse qu’environ onze mille livres, point de bled, point de bestiaux ».

Le 8, « La rareté extraordinaire de la viande produit le même effet. Au lieu qu’au temps de l’abondance on étoit servi au moment que l’on se présentoit à la boucherie, dans cette fâcheuse conjoncture il faut demander un morceau de viande deux heures de suite. Ce retardement donnait lieu à la foule et la communication multiplie le mal à l’infini. Les officiers municipaux en temps de peste devroient être attentifs principale-ment à procurer l’abondance de toute chose. Par là ils empêcheroient la communica-tion, arrêteroient efficacement les progrès du mal : ils seroient même utiles pour empêcher le peuple de courir et de s’atrouper imprudemment de faire porter dans chaque maison ce qui seroit nécessaire aux habitans. La Communauté gagneroit toujours beaucoup quoiqu’elle en fit les avances et fit les distributions en pure perte s’il étoit nécessaire.

« Mrs les échevins de Marseille ne méritent aucun reproche pour n’avoir pas adopté ce plan. Outre la difficulté de pourvoir au besoin de tous leurs habitans, ils étoient dépourvus de bled, de bestiaux et d’argent. Ils n’avoint que peu d’espèce en caisse. Tout le reste consistoit en billets de banque. Les papiers de banque étoient alors une vaine ressource : il ne falloit plus espérer ni bled ni bestiaux pour du papier. Il falloit absolument envoyer des espèces sonnantes. Cependant il ne s’en trouvoit plus. L’Hôtel des Monnoyes d’Aix étoit fermé, on n’y convertissoit plus les papiers en argent. Mr l’Intendant étoit plein de bonne volonté mais cette bonne volonté étoit presqu’ ineficace. Les échevins n’avoient plus d’autre azile que la Cour qui cherchoit les moyens de les secourir dans leur pressante nécessité ».

1. « Chacun avait peur pour lui-même » (Virgile, L ‘Enéide, livre II, 29 à 39 av. j.-C.).

Publication # 14 - 30 juillet 1720 : Organisation sanitaire et brasiers parfumés prophylactiques

Le brasier de l’intendance sanitaire de Marseille au dessus duquel les Intendants de santé exposaient les patentes préalablement désinfectées dans le vinaigre. Collection MHM – Dépôt de la DASS
Le brasier de l’intendance sanitaire de Marseille au dessus duquel les Intendants de santé exposaient les patentes préalablement désinfectées dans le vinaigre. Collection MHM – Dépôt de la DASS

 

En cette fin juillet, dominaient toujours à Marseille intra-muros, simultanément, le doute et la terreur : doute persistant quant à la nature de la « contagion » et terreur quant à la certitude de ses effets : « à mesure que toutes les affaires cessoient, que le commerce s’interdisoit d’un jour à l’autre, on ne s’entretenoit plus que de la maladie. Toutes les conversations ne rouloient que là-dessus. C’étoit la gazette du temps », témoigne le Père Giraud.

L’échevinat continua donc progressivement à organiser les secours. Il avait nommé des commissaires de quartier, chargés des rapports journaliers relatifs au nombre de malades et de morts rue par rue et maison par maison et il pourvut à l’organisation sanitaire : chronologiquement, il fit d’abord rejeter les fumiers hors la ville et laver les rues à grande eau, puis il choisit quatre équipes médicales sectorisées par quartiers, décida de payer les frais médicaux engendrés par les soins et réquisitionna le couvent des Observantins pour y loger les soignants. Les corbeaux, sacristains et pénitents furent enfermés aux Infirmeries et l’on commença alors à allumer des brasiers parfumés dans toute la ville pour conjurer le mal. Et, surtout, il fut décidé d’établir un hôpital dédié à la maladie.

La médecine restait très livresque (quoique les médecins montpelliérains et marseillais eussent procédé à des dissections) et reposait toujours sur la fameuse théorie de l’équilibre des humeurs du médecin grec Gallien (IIe siècle apr. J.-C.) elle-même héritée de son confrère Hippocrate (Ve siècle av. J.-C.) Ceux-ci attribuaient aux mauvaises odeurs le pouvoir de provoquer de nombreuses maladies mortelles, dont la peste : le mauvais air concentrait dangereusement ce qu’on appellerait les « miasmes » après les découvertes en chimie pneumatique d’Antoine Lavoisier (1743-1794). Hippo-crate recommandait de brûler des parfums sur des bûchers pour assainir l’air infecté qui, sans cette précaution, pénétrait l’organisme et corrompait les organes. Le Dr Sicard, le seul médecin qui eut l’oreille des échevins, tant ceux-ci se défiaient des praticiens marseillais, en était partisan. Le Dr Bertrand, qui savait comme la plupart de ses confrè-res que les saignées et les purgatifs étaient inutiles et dangereux pour soigner la peste, exprimait aussi quant à lui le plus grand scepticisme à l’égard de la mesure préconisée par Sicard et qu’il qualifie de « faible » secours. Le Père Giraud regrettait lui aussi le peu de confiance manifestée par l’échevinat à l’égard du Collège de médecins qu’il avait lui-même nommé.

 

Le Père Giraud

 

« On afficha ce jour là un avis pour le public en date du 6e [août] dans lequel on désignoit spécialement Mr Bertrand, médecin, pour visiter tous les malades de l’agrandissement de la ville. Le Sr Aulanic, Me chirurgien, devoit servir sous lui et le Sr Mouriès, apoticaire, étoit chargé de fournir les remèdes. Mrs Robert, Bozon et Boisson étoient nommés pour les quartiers de Cavaillon, de St-Laurent jusques au Coin Reboul et des tanneries. Mrs Raymond, Deluy et Brémond étoient chargés des malades depuis le Coin de Reboul en montant vers l’évêché, de la droite des isles de St-Antoine, des rues de Négreaux et de la Bonneterie. Mrs Audon, Coste et Margaillan devoient servir dans le quartier de Blanquerie depuis la Bonneterie toujours à droite la rue de Négreaux, de l’Oratoire à St-Martin, de St-Martin en montant à la Mercy, comprenant la rue de Ste-Barbe à droite et à gauche jusques à la Porte d’Aix et de là,au Cours, à la Canebière jusques à la place Neuve. Le Sr Sellier, apoticaire, étoit chargé de fournir les remèdes pour tous les malades du faubourg. Dans cette affiche, on ne statuait rien pour la Ribe Neuve. Apparamment le Chevalier Rose s’étoit chargé d’y pourvoir d’autant mieux qu’il n’y avoit encore aucun malade. Ce règlement étoit bon mais le manque de confiance que l’on avoit aux médecins et aux chirurgiens le rendit presque inutile. Ces Mrs ne voyoient les malades que superficielement et de loin. Presque tous les malades succomboient à la violence du mal sans leur donner le temps d’opérer. De là vint une erreur populaire. On s’était imaginé que la peste étoit une maladie sans remède, que c’étoit un fléau de Dieu entièrement inconnu aux médecins. Ce préjugé se fortifia à mesure que le nombre de malades et de morts augmenta. Autant de malades, autant de morts… la multitude des derniers ajoute à la crainte, à l’abatement. Chacun se croit à l’agonie. On ne pense plus qu’à se disposer à la mort ».

 

Le Dr Bertrand

 

« Le seul Médecin de la Ville, qui fut écouté des Magistrats, ce fut M. Sicard, qui, ayant refusé de visiter les malades, & voulant se rendre utile par quelque endroit, fut leur proposer un moyen de faire cesser la peste, leur répondoit du succès, pourvu qu'on exécutât ce qu'il diroit. La proposition étoit trop séduisante, pour n'être pas bien reçue. Les autres Médecins avoient été rejettes comme ces Prophètes qui n'annonçoíent que des choses tristes ; celui-ci fut bien reçu, parce qu'il promet des choses agréables. Ce Médecin proposa donc d'allumer un soir de grands feux dans toutes les places publiques, & autour de la Ville : qu'en même temps chaque particulier en fît un devant la porte de fa maison ; & qu'à commencer du même jour, & pendant trois jours consécutifs, chacun fit à la même heure, à cinq heures du soir, un parfum avec du soufre dans chaque appartement de sa maison, où il déployeroit toutes ses hardes & tous les habits qu'il avoit portés depuis que la contagion avoit paru.

« Quoique ce moyen de faire cesser la contagion ne soit ni nouveau ni fort singu-lier, & que l'histoire d'Hypocrate ne soit ignorée de personne, la confiance avec laquelle ce Médecin le proposa, & l'espoir de voir bientôt finit un mal dont on commençoit à redouter les suites, le firent recevoir. On se met en état d'exécuter la chose : Ordonnan-ce de Police, qui assigne le jour, & ordonne le feu & les parfums, en conformité du projet du sieur Sicard ; il est lui-même commis à la disposition des feux, sous les ordres de M. Dieudé, un des Échevins, qui s'est toujours prêté volontiers aux emplois les plus pénibles. On fait de grands amas de bois dans routes les places & dans tous les lieux désignés ; on distribue dans route la Ville du soufre pour les parfums, à tous ceux qui n'ont pas le moyen n'en acheter ; enfin, le jour arrivé, à l'heure marquée, toute la Ville parut en feu, & l'air se couvrit d'une noire & épaisse fumée, plus propre à retenir les vapeurs contagieuses qu'à les dissiper.

« On ne sait ce que l'on doit le plus admirer ici ; ou la confiance de ce Médecin, qui, sans distinguer les périodes ni la nature de la contagion, propose avant le temps, un secours aussi foible & si peu capable de produire l'effet qu'il en promettoit ; ou la crédulité des Magistrats ; qui dénués d'un Conseil solide, se laissent aller à tout vent de doctrine, & consentent une dépense aussi inutile que fatigante, sans daigner consulter la-dessus les autres Médecins, auxquels ils avoient déjà confié le soin des malades. Le public vit avec regret consumer inutilement une si grande quantité de bois, dont ils craignoient de manquer dans la suite : & ce Médecin trompé dans son attente, ne pouvant plus soutenir les reproches du peuple sur l'inutilité de son remède, disparut avec son fils ».

Publication # 13 - 27 juillet 1720 - Le terrible orage 21 juillet, signe de la colère divine. Intervention de l’évêque Msgrde Belsunce.

 

Pincette pour porter l’hostie avec détail, collection MHMPincette pour porter l’hostie avec détail, collection MHM

Pincette pour porter l’hostie avec détail, collection MHM

 

Dans la nuit du 21 juillet 1720, un très violent orage avait frappé Marseille où la foudre était tombée plusieurs fois sans faire de victimes. La thèse des mauvais aliments causant la maladie, convainquait de moins en moins et l’on commençait parmi le peuple à interpréter cet épisode météorologique comme le signe évident de la colère divine. Les Marseillais s’attendaient à subir un terrible châtiment car ils croyaient aux actes de justice immanente : « le tonnerre avoit été le signal de la peste, que Dieu s’en étoit servi pour déclarer la guerre à son peuple et pour faire éclater sa colère contre lui », écrivait le Père Giraud à ce propos. Si le Dr Bertrand trouvait cette attitude quelque peu superstitieuse, il faut rappeler que les médecins de l’époque étaient impuissants à guérir le mal et, en complément de leurs pauvres remèdes, recommandaient aussi la prière et le repentir pour lutter contre le fléau.

L’évêque de Marseille, Msgr de Belsunce, prenait la pleine mesure de la gravité de la situation : Dieu voulait rappeler les Marseillais à leurs devoirs ; la peste était bien le signe de sa colère. Les ministres de l’Église, soldats de Dieu qu’il accompagnerait tou-jours lui-même, portaient déjà au péril de leur vie, l’épée de leur ministère, c’est-à-dire l’assistance religieuse due aux malades et aux mourants. Le courageux et bienveillant évêque tint conseil et délivra des ordres pour que les mourants pussent toujours être absous. L’échevinat ne procura malheureusement pas à cette armée de Dieu les maisons et les moyens prophylactiques qu’il
réclamait. Tous ces hommes allaient donc répandre le mal dans leurs couvents et demeures respectives avant d’en mourir pour la plupart d’entre eux. Le curé de Saint-Martin fut l’inventeur d’une longue baguette pour conserver les saintes huiles conservée au MHM. Dès le lendemain, 28 juillet, Msgr de Belsunce se recueillit solennellement devant les reliques de Saint-Roch, patron de la peste, exposées dans une chapelle de l’église des Trinitaires Réformés.


Le Dr Bertrand

« Quoique nous ne veuillions point adopter les préventions du Peuple touchant l'apparition des signes célestes, qui précèdent les grandes calamités, nous ne laisserons pas de remarquer que le 21 Juillet le temps étant couvert & à la pluye, il fit dans la nuit des éclairs & des tonnerres si effroyables, qu'on ne se souvenoit pas d'en avoir oui de semblables : toute la ville en fut troublée , & la foudre tomba sur plusieurs maisons, sans blesser personne. Ces tonnerres furent regardés comme le funeste signal de la plus affreuse mortalité qu'on aie jamais vue ; car dès-lors la contagion se débonda & se répandit dans tous les quartiers de la Ville ». p.45


Le Père Giraud

« Le 29, (...) Mr l’Evêque assembla dans son palais tous les curés et supérieurs des communautés de la ville à cinq heures du soir. (...) Le prélat pieux et zélé fit une exhortation patétique et fort touchante : il fit un détail abrégé des diférents fléaux dont le Seigneur se servoit depuis quelques années pour ramener les habitans de la ville de Marseille à leurs devoirs. Il avoua que celui de la peste dont ils étoient menacés, étoit le plus sensible de sa colère. Pour ranimer l’ardeur de ses ministres, il leur déclara qu’il ne les avoit pas assemblés pour les exhorter à secourir les pestiférés, qu’il avoit déjà eu plusieurs occasions importantes de
s’assurer de leur zèle, qu’il n’avoit eu d’autre veue que celle de pouvoir prendre avec eux les justes mesures pour les conserver et les mettre en état, en s’exposant au service des pestiférés, de se soutenir plus longtemps et de faire devant Dieu un plus grand trésor de mérite par un plus long service, que le temps de peste étoit pour les ministres de l’Église une occasion de victoire et de trophée, que tout comme un soldat paroitroit indigne de l’épée qui ne la voudroit porter au service de son prince, qu’en temps de peste, de mesme les prêtres passeroient pour des lâches et des mercenaires s’ils ne vouloient confesser et administrer les autres sacrements qu’autant que cela ne les incommoderoit pas, qu’il n’y avoit rien à risquer pour leur repos, pour leur santé et leur vie, qu’au contraire cela flateroit leur cupidité, leur inclination ou leur orgueil. Il ajouta tout d’une haleine qu’il avoit des idées plus avantageuses de tous ceux de l’assemblée et des absens. Il finit son discours en les assurant qu’il auroit la consolation de se trouver toujours au milieu d’eux sans que la crainte du péril ni les horreurs de la mort pussent l’en éloigner. (...) »

« Mre Pourrière vicaire de St-Ferréol et quelques autres de l’assemblée ajoutèrent seulement qu’il auroit été bon que Mrs les échevins eussent destiné une ou plusieurs maisons dans la ville où l’on auroit mis les prêtres séculiers de toutes les paroisses et les prêtres réguliers obligés à servir le temps de peste et generalement tous ceux qui d’eux mêmes auroient voulu s’exporter charitablement, que ces prêtres étant mieux nourris dans ces maisons et pourveux des parfums et autres provisions qu’ils n’auroient pas trouvé si facilement ches eux ; ils auroient été moins exposés à périr ; ils n’auroient pas porté la peste dans les maisons ecclesiastiques et régulières de la ville (...). »

« (Partie biffée sur le manuscrit) Mr Martin, un des curés de la parroisse de St-Martin s’étant trouvé le premier exposé au danger à la rue de l’Escale de son district, avoit cherché le premier quelques moyens pour administrer les sacrements sans s’exposer au danger évident de prendre la mal, il avoit donné le dessein d’une pincette de huit pieds de longueur au bout de laquelle il avoit pôsé une hostie non consacrée, sur celle là une autre consacrée que le malade auroit pu recevoir. L’ouvrier n’ayant pas encore fini son ouvrage, il ne put le présenter au prélat et à l’assemblée, non plus qu’une baguette de même longueur pour donner les
saintes huiles ».

Publication # 12 - 23 juillet 1720 : Le débat n’aurait pas dû retarder les mesures à prendre contre la progression de la contagion

Texte du Dr Bertrand , p. 50, collection MHM

 

Le débat « scientifique » retarda en partie l’organisation des mesures à prendre contre les conséquences désastreuses de la peste. La dispute opposant les médecins à propos de la nature du mal arrangeait l’échevinat qui ne songeait qu’à éviter d’alarmer le peuple (Publication # 11). Ces incertitudes n’auraient toutefois pas dû conduire à repousser les dispositions que la situation sanitaire eût exigé, estimait le Père Giraud, qui était partisan du confinement. En effet, à partir du 26 juillet, il y eut tant de morts dans la rue de l’Escale (où le Père Jésuite Millet, qui avait accepté très courageusement le rôle de commissaire, finit par laisser la vie le 29 août 1720) que l’on ne pouvait plus ignorer le fléau. Cependant, selon le Père Giraud, « on s’étoit fait un systhème dans l’Hôtel-de-Ville qui consistait à ne pas allarmer le peuple qui l’étoit asses. On continua donc d’interpréter favorablement les évènemens de la rue de l’Escale ». Et il s’insurgeait contre la réactivité insuffisante des autorités et l’aveuglement de la population terrifiée.

 

Le Père Giraud

Le 27. « … depuis l’arrivée de Chataud, il y eut successivement des malades et des morts subites dans les Infirmeries, puisque depuis que les passagers de Chataud ou des autres navires venus des lieux suspects sont entrés dans la ville, un malade en a produit dix et qu’un seul attaqué a communiqué son mal à tous ceux de sa famille qu’importe de chercher la cause de la maladie qui règne dans les Infirmeries dans la ville. Qu’importe de l’appeler peste ou fièvre putride, ne vaut-il pas mieux en prévoir les suites puisque cette maladie se communique si aisément, que son venin est si actif, si violent, si meurtrier, que soit elle se manifeste par des frissons, par des défaillances de coeur, par des vomissements ou par des tumeurs ou des pustules ? Tout est mortel à ceux qui en sont atteints et à ceux qui les aprochent : qu’il n’y a presque point d’intervalle entre le premier ressentiment et la mort, sans que les diférentes épreuves des médecins et des chirurgiens puissent arrêter les progrès de cette maladie, ni sauver les malades. Il faut empêcher la communication et faire en sorte que chacun se tienne sur ses gardes et se défie de son voisin, de son ami et de son parent, surtout de ses domestiques : c’étoit si je ne me trompe l’unique conséquence qu’il falloit tirer de ces observations ».

Le 29, « Si Messieurs les échevins avaient été si soigneux de la conservation de leurs compatriotes, de leurs citoyens et généralement de tous les habitans de Marseille, ils auroient à peu près tenu la conduite de leur évêque ; ils auroient assemblé dans un conseil général les plus notables citoïens ; ils leur auroient déclaré en confiance qu’ils étoient menacés du fléau de la peste ; ils auroient consulté ceux qui en ayant été voyagés ou résidents dans le Levant leur auroient donné quelque éclaircissement ou quelque assurance sur cet article ; ils leur auroient demandé leur secours et leur service. Enfin, ils auroient pris ensemble les plus justes mesures pour ne pas se trouver dans l’embarras où ils se trouvèrent dans la suite funeste.

Ils auroient pu faire entrer dans ce conseil Mgr l’évêque et les chefs des communautés ecclésiastiques séculières et régulières avec eux ; ils auroient pris des arrangements, convenu de la manière dont il falloit disposer les choses afin que le peuple fût assisté pour le temporel et pour le spirituel et que les laïques et les prêtres ne fussent pas exposés à périr tout à la fois. Il falloit prendre plus que moins de précaution. Alors, ils n’auroient rien eu à se reprocher.

De cette façon là ils se seroient assuré un certain nombre de personnes de tous les états sur lesquelles ils auroient pu compter : les uns auroient ouvert leur bourse à la Communauté, les autres les auroient encouragé par leur conseil ou par leur service. Après quoi ils n’auroient pas fait difficulté de faire publier la peste, de dire à haute voix « Se sauve qui pourra ! », au lieu que leur ménagement ne servit qu’à amuser le public pendant longtemps, qu’à l’exposer à périr par trop de confiance et à autoriser la fuite précipitée des hommes, femmes et enfans, des notables, et des plus nécessaires comme des plus inutiles ».

 

De son côté, le Dr Bertrand s’en prenait, comme Pichatty de Croissainte, à l’incrédulité du peuple, toujours prompt à entendre ce qui pouvait le rassurer (Publication # 10).

Publication # 11 - 20 juillet 1720 : Débat médical : la "Contagion" est-elle pestilentielle ou fièvre maligne?

Mallette de médecin, collection du Musée d’Histoire de Marseille

 

Contrairement à ce qu’avaient affirmé et cru les échevins et le Premier chirurgien de santé attaché aux Infirmeries (Publication # 10), la « contagion » n’avait pas disparu et elle avait bel et bien pénétré dans les quartiers de la vieille ville : une véritable hécatombe était en cours rue de l’Escale et autour de l’église Saint-Martin.

 

Médecins et chirurgiens n’en continuaient pas moins à débattre entre ceux qui déclaraient la peste et ceux qui restaient sur le diagnostic d’une fièvre maligne causée par une mauvaise alimentation. D’ailleurs, ces morts n’étaient-ils pas vraiment des gens de peu mal alimentés ? Si la peste avait commencé par tuer des riches, le diagnostic aurait été établi plus rapidement, pensait-on. Il faut admettre, toutefois, que la peste n’était pas à l’Age classique une maladie si facile à reconnaître. Même le chirurgien de la ville qui avait accepté l’autopsie d’un batelier frappé de mort subite sur son bateau n’avait put établir qu’il s’agissait de la peste, dit le Dr Bertrand. Si, de nos jours, le diagnostic clinique du médecin repose toujours sur l’observation des symptômes et du contexte, à savoir un possible séjour du patient en zone endémique, ce sont les analyses biologiques qui permettent de confirmer ou d’infirmer la présence du bacille de Yersin.

 

La forme clinique la plus fréquente de la peste est la peste bubonique transmise par une piqûre de puce hôte du rat. Après une incubation de quelques jours, se déclare un syndrome infectieux très sévère caractérisé par une forte fièvre et une atteinte profonde de l’état général, accompagné de l’apparition d’un bubon, c’est-à-dire d’une hypertrophie du ganglion lymphatique, qui draine le territoire de piqûre de la puce. Le bubon suppure et si la maladie n’évolue pas vers la septicémie, le malade finit par guérir s’il reçoit des soins appropriés. La peste pulmonaire est la seconde forme de la maladie : il s’agit là d’une transmission inter humaine par l’intermédiaire des gouttelettes de salives émises par le malade lors de la toux. En l’absence d’un traitement précoce et approprié, la peste pulmonaire est systématiquement mortelle en 3 jours.

 

Le Dr Bertrand :

« (…) Quatre Médecins se livrent à cet emploi savoir, Mrs. Bertrand, Raymond, Audon & Robert, chacun avec son Chirurgien & un garçon. Ils se partagent toute une grande ville, où dix Médecins n'auroient pas suffi. A peine ont-ils visité un ou deux jours les malades, qu'ils vont d'eux-mêmes déclarer aux Magistrats qu'il n'y avoit point à se flatter que la maladie qui régnoit étoit véritablement la peste & la peste même la plus terrible qui eût paru de longtemps. Ils se réunissent tous, Médecins & chirurgiens en un même sentiment ; chacun d'eux ne dit que ce fût une fièvre maligne, causée par les mauvais alimens & par la misère, comme l’Auteur du Journal imprimé le leur fait dire. Leur sentiment a toujours été le même ; ils n'ont jamais varié là-dessus ; & l'événement a que trop justifiés. Importunés par la curiosité des Citoyens, ils ne crurent pas devoir refuser de la satisfaire. Assurés du fait par eux-mêmes, ils ne hasardoient bien dans cette déclaration, elle ne pouvoit causer aucun trouble dans la ville ; le fils de Mr Peissonnel l'y avoir déjà dis, & Mrs Sicard père & fils, qui avoient vu les premiers malades dans leur quartier de la Miséricorde, se plaignant qu'on avoit pas ajouté foi à leur première déclaration, avoient déjà répandu partout le bruit de cette nouvelle maladie : il ne convenoit plus de la cacher dans un temps où elle étoit répandue dans toute la Ville, où il falloir prendre les mesures les plus promptes pour en arrêter les progrès, ou au moins pour prévenir les désordres qu'elle traîne après elle.

« La déclaration de ces quatre Médecins trouva pas plus de créance dans l'esprit des Magistrats & dans le Public, que celle de Mrs Sicard. Les premiers, bien loin d’ajouter foi au rapport aussi authentique, font afficher un avis, dans lequel ils annoncent que ceux qui ont été commis à la visite des malades, ont enfin reconnu : que la maladie qui règne n'est qu'une fièvre maligne ordinaire, causée par les mauvais alimens & par la misère. Nous voulons bien leur rendre la justice de croire qu'ils ne firent mettre cette affiche que pour rassurer le peuple, plutôt que dépenser qu'ils aient pu douter d'un fait qui leur étoit certifié de tout côté. Cette précaution étoit bonne, en prenant toujours les mesures convenables ».

 

Le Père Giraud :

« Le 26 on avertit Mrs les échevins qu’il y avoit environ quinze nouveaux malades en rüe de l’escale et que Mr Martin, l’un des curés de St-Martin, avoit fait lever onze corps morts de cette même rüe. Les chirurgiens et les médecins, après avoir visité les malades, ne convinrent pas unanimement de la nature de la maladie qui ravageait cette rüe. Les uns raportèrent que c’étoient des fièvres malignes, les autres des vers, les autres enfin soutinrent c’étoient des fièvres contagieuses pestilentielles causés par de mauvais aliments dont les pauvres de ce quartier s’étoient nourris. Ces derniers s’étoient énoncé assez clairement, ils n’avoient peut-être ozé dire assez rondement que cette maladie étoit la peste parce qu’ils sçavoient qu’on ne les écoutoit pas favorable-ment quand ils s’expliquoient en des termes si intelligibles. Ils aimoient donc mieux recourir à la périphrase. Ils crûrent après tout que l’on comprendroit leur langage et que l’on ne devoit plus se flatter après ce qui étoit déjà arrivé ».

 

Publication # 10 - 16 juillet 1720 : Déclaration de la « Contagion » dans tous les ports d’Europe malgré une brève trêve dans la progression du mal !


Extrait du registre de patente de santé, MHM

 

Le 14 juillet, les échevins furent bien obligés de ne plus accepter la délivrance de patentes nettes. Toutefois, comme ils ne voulaient pas non plus faire donner des patentes soupçonnées et, encore moins, des patentes brutes pour ne pas dissuader les navires étrangers de relâcher à Marseille, ils suspendirent cette attribution. Ils informèrent néanmoins tous les ports d’Europe que la « contagion » sévissait dans le port tout en refusant toujours d’admettre les progrès qu’accomplissait la maladie en ville.

Le Père Giraud indique que le 15 juillet, l’aumônier et quelques chirurgiens étaient encore morts aux Infirmeries, avant une petite accalmie de quelques jours saluée comme la fin de cette Contagion, au grand soulagement apparent du « public », notait de son côté Pichatty de Croissainte.

 

Voici le témoignage de Pichatty

 

« Le 14 ils écrivirent ce qui se passe au Conseil de Marine, ils arrêtèrent de ne plus donner des Patentes de santé à aucun bâtiment, jusqu’à ce qu’ils puissent être certains que ce mal n’ait point de suite.

Le 15, pour empêcher que par ce refus d’expédier des Patentes de Santé, on ne croye pas dans les pays étrangers que la peste soit dans Marseille, & que cela n’interrompe tout-à-fait le commerce, ils écrivent aux Officiers conservateurs de la santé de tous les ports de l’Europe la vérité du fait ; c’est-à-dire qu’il y a bien de la Contagion dans les bâtiments mais qu’elle n’a fait aucun progrès dans la ville 

« Déjà le public tout-à-fait rassuré commence de tancer d’inutiles, les peines que Mrs les Echevins se sont données & toutes les précautions qu’ils ont prises ; on prétend que les deux personnes mortes à la place de Linche avoient tout autre mal que la contagion ; on insulte aux médecins et aux chirurgiens d’avoir donné par leur erreur l’alarme à toute la ville ; on ne voit que des esprits forts et une infinité de gens qu’on voit bien – tôt après plus frappés de terreur que tous les autres ; & fuir avec plus de désordre et de précipitation ; leur fermeté ne dure guères : à la vérité la peste est bien à craindre et à fuir ».

 

Voici ce que rapportait le Père Paul Giraud

 

« Pendant quelques jours on se rassura dans la ville, on y publia le 25 que la maladie, qui avoit fait périr quelques personnes dans les Infirmeries, y étoit éteinte. On ajouta que le Sr Gairard s’en étoit fait honneur et qu’il se mettoit au large pour retourner dans sa maison après une briève quarantaine. Mrs les échevins firent part à la Cour de cette bonne nouvelle ».

 

Publication # 09 - 13 juillet 1720 : Expédition des ballots du Grand-Saint-Antoine sur l’île de Jarre


Plan de la baye et rade de Marseille, gravure, anonyme, s.d. MAM AF 7985

 

Les malades étaient transportés aux Infirmeries où ils étaient traités avec les moyens de l’époque. Le chirurgien Laforest, contaminé en raison de l’administration malheureuse d’une saignée sur trois patients, mourut après avoir reconnu la peste lui aussi.

Cette fois, l’échevin Audimar fit voter la réexpédition des marchandises du Grand-Saint-Antoine, débarquées fin mai au lazaret (Publication # 03), sur l’île de Jarre où avait été renvoyé le bateau qui mouillait encore à Pomègues fin juin (Publication # 05). Les portefaix étaient désormais tout-à-fait conscients du danger que représentait la manutention des ballots du Grand-Saint-Antoine et il fallut les payer substantiellement pour qu’ils s’y aventurent.

 

Voici le témoignage du Père Paul Giraud:

 

« Le 12, Mr Gairard, premier chirurgien de la santé, fut obligé de s’enfermer dans les Infirmeries à cause que le Sr Laforest avoit saigné trois malades qui étoient resté sous la lancette. Celui-ci fut mis en quarantaine dans ce cours ; il mourut. Il avoit reconnu la peste dès l’entrée de Chataud mais il se trompa en seignant car on prétendit que la seignée étoit pernicieuse aux pestiférés.

 

Dans une assemblée générale de santé à laquelle Mr Audimar, échevin, présida, il fut délibéré de faire retirer en l’isle de Jarre tous les bâtimens venus du Levant avec patente brute et de faire transporter des Infirmeries en la même isle, tous les balots de laine, de cotton et autres marchandises que Chataud avoit porté. On ne trouvoit d’abord ni portefaix ni bateliers qui ozassent exécuter l’ordonnance. L’argent fit toute la manoeuvre. On porta en Jarre tout ce qui pouvoit contenir la peste. Mr Gairard commença dès lors à opérer avec plus d’assurance ».

 

Publication # 8 - 9 juillet 1720 - Hésitations malgré la gravité de la situation. Fermeture (tardive) des portes de la ville


Les remparts de la ville côté mer, Anonyme, Lou Barri (aujourd’hui la Joliette) et la Major, aquarelle, s.d., MAM

 

La situation était déjà très grave. Le 10 juillet, Eissalène, le jeune malade de la place de Lenche expirait : la maladie avait donc gagné le sud de la vieille ville. Mr Moustier, échevin, fit aussitôt évacuer et murer la maison. Le 11 juillet, un évènement semblable se reproduisait. A partir de ce jour, la population se montra très inquiète mais chacun cherchait encore à se rassurer en spéculant sur les possibles conséquences d’une mauvaise alimentation et sur l’extinction probable et prochaine de la « peste » en raison d’une accalmie de l’épidémie.

 

Cependant, les autorités de la ville furent obligées d’aviser le Parlement de Provence, le Conseil de la Marine et l’Intendant de justice et du commerce de la situation marseillaise. Elles firent aussi rechercher en ville les effets personnels des « pestiférés », enfermer aux Infirmeries tous ceux qui avaient communiqué avec eux, et fermer hermétiquement les portes de la ville. Rappelons que la ville moderne, agrandie en 1666, était ceinte d’une muraille de protection hérissée de part en part de tours de guet. Neuf portes, ordinairement fermées la nuit, permettaient d’y entrer et d’en sortir. Le Père Paul Giraud, fervent partisan de mesures de restrictions de « communication » entre les personnes pour enrayer les progrès de la Contagion, observe que la mesure venait trop tard.

 

Voici ce qu’écrit Pichatty :

 

« Dès le moment on envoie des gardes à la porte de cette maison pour empêcher que personne n’en sorte.

« Le lendemain 10 juillet ce malade meurt & une sienne sœur se trouve malade ; on redouble la garde de la maison, et s’agissant d’enlever l’un et l’autre ; pour le faire tranquillement sans donner l’allarme au public, on attend la nuit, et sur les 11 heures Mr Moustier autre premier échevin s’y rend sans bruit, fait venir des portefaix des Infirmeries, les encourage à monter dans la maison, & ayant descendu le mort et la malade, les leur fait porter dans des brancards hors de la ville, dans les infirmeries, y fait aussi conduire toutes les personnes de cette maison, les accompagne lui-même avec des gardes, pour que personne ne s’en approche ; & il revient ensuite faire mûrer à chaux et à sable, la porte de cette maison.

« Le 11 on est averty que le nommée Boyal est tombé malade au même quartier ; on envoit des médecins et des chirurgiens les visiter ; ils déclarent qu’il est atteint du mal contagieux ; on fait à l’instant garder sa maison ; & la nuit venuë, Mr Moustiers s’y porte, fait venir les corbeaux des infirmeries ; & trouvant qu’il vient seulement d’expirer, fait prendre le cadavre, l’accompagne, le fait enterrer dans la chaux, & revient ensuite faire conduire le reste des personnes la maison;& en mûrer la porte ».

 

Voici ce qu’en disait Giraud:

 

« Le 11, on dit dans toute la ville qu’il y avoit déjà trois morts dans la rüe de Jean Galant. Tout le peuple en fut ému. L’allarme devenoit générale d’une heure à l’autre mais pour ramener la tranquillité on attribuait ces morts imprévües à des vers ou à de mauvais fruits. Comme l’on se persuade aisément de ce que l’on souhaitte, chacun travailla à dissiper les soupçon et à se rassurer dans l’espérance que la peste s’éteindroit dans les Infirmeries et que dans la ville, on en seroit quitte pour la peur.

Mr le gouverneur et Mrs les échevins jugèrent à propos d’informer la Cour de ce qui se passait. Pour cet effet, ils écrivirent au Conseil de marine, Monsieur le Maréchal de Villars, Gouverneur de Provence, et députèrent Mr Estelle, Premier échevin, et deux intendans de la santé, à Aix, pour en aviser Mr Lebret, Premier Président et Intendant de Justice et du Commerce.

Les autres intendans firent des perquisitions exactes dans la ville pour saisir quelques bours et quelques indiennes que les passagers de Chataud avoient porté dans la ville avec eux : pour mener dans les Infirmeries les personnes qui avoient communiqué avec les pestiférés. Cette recherche fut assez inutile. On fit sortir de ce jour là des Infirmeries toutes les femmes qui n’avoient eu aucune communication avec des personnes suspectes. On y arrêta Mre Gourdan, prêtre et aumonnier ordinaire. On en ferma exactement toutes les portes mais la peste étoit déjà dans la ville. Ainsi toutes ces précautions furent après coup ».

 

Publication #7 - 6 juillet 1720 - Sauver la cargaison : le déni de la maladie par les autorités

Jean-André Peyssonnel, gravure Étienne Fessard.
Jean-André Peyssonnel, gravure Étienne Fessard.

 

Le médecin Bertrand résume la progression du mal en ce début de juillet 1720 : après les marins sur le bateau, les gardes et les portefaix aux Infirmeries, les artisans, en contact avec les tissus, étaient morts en ville intra-muros. La peste s’était donc bien trouvée à bord du Grand-Saint-Antoine.

 

Le 7 juillet 1720, le premier chirurgien de santé Gairard reconnaissait la peste dans les bubons apparus sur trois autres portefaix attachés au service du Lazaret. Cependant, il continuait de propager le mal en rentrant chez lui le soir et en visitant des malades en ville. Le 10 juillet, le jeune Jean-André Peyssonnel, médecin comme son père Charles (mort de la peste en septembre 1720), diagnostiquait lui-aussi la peste chez le jeune malade de la rue Jean Galant.

 

Peysonnel avait informé l’échevinat mais ce dernier avait méprisé son avis. Tout en espérant vainement que le mal resterait confiné au Lazaret, les échevins informèrent néanmoins les autorités administratives régionales de la situation et firent rechercher les effets des passagers du Grand Saint-Antoine, lesquels avaient déjà malheureusement débarqué trois semaines auparavant. Ils envoyèrent enfin la cargaison du Grand Saint-Antoine sur l’île de Jarre. Hélas ! C’était trop tard. Il n’y avait plus rien à faire. La peste avait commencé ses ravages intra-muros.

Le Père Giraud remarque que ce débarquement de voyageurs fut une cruelle erreur due au fait qu’il avait fallu sauver la précieuse cargaison du Grand Saint-Antoine, laquelle valait environ cent mille écus, et qu’il fallait vendre à la très prochaine foire de Beaucaire. Raison pour laquelle on avait toujours parlé de façon ambiguë des affaires regardant le navire du capitaine Chataud.



Voici ce qu’en disait Jean-Baptiste Bertrand:

 

« Ce qu'il y a de bien certain là-dessus, c'est que la peste étoit véritablement dans le bord du Capitaine Chataud ; que ses marchandises l’ont portée dans les Infirmeries, qu'un des premiers malades qui ont paru dans la ville, n'en étoit sorti que depuis quelques jours avec ses hardes ; que les premières familles attaquées ont été celles de quelques Tailleuses, de Tailleurs, d'un Fripier, gens qui achètent toutes sortes de hardes & de marchandises \ celle du nommé Pierre Cadenel vers les Grands-Carmes, fameux Contrebandier, & reconnu pour tel, & d'autres Contrebandiers, qui demeuraient dans la rue de l Escale & aux environs , que le Faux-bourg qui est près des Infirmeries, a été attaqué en même temps que la rue de l'Escale; & qu'enfin il y avoit alors de nouvelles défenses d'entrer les Indiennes & les autres étoffes du Levant. Nous laissons à chacun la liberté de faire les réflexions qui suivent naturellement de tous ces faits ».

« Mrs. Peissonnel & Bouzon continuèrent à visites les malades ; & sur leur déclaration, on continue de les [les malades et les morts] transporter aux Infirmeries , toujours dans la nuit pour ne pas alarmer le Public ; & les Consuls animés d'un nouveau zèle, assistent tour-à-tour en personne à ces expéditions nocturnes. Mr. Peissonnel accablé des infirmités de l’âge, se décharge de ce travail sur son fils, jeune Médecin, qui n'étoit pas encore agrégé. Ce jeune-homme, ne prévoyant pas les conséquences, répandit la terreur dans toute la Ville , & publia partout que la peste étoit dans tous les quartiers. Il l'écrit de même dans les villes voisines qui prirent aussi l’alarme, & s'interdirent tout commerce avec Marseille : c'est en conséquence de ces lettres que le Parlement de Provence rendit cet arrêt fulminant le 2 juillet, par lequel il défend toute communication entre les habitans de la Province & ceux de Marseille sous peine de la vie ».

 

Voici le témoignage du Père Giraud:

 

« Le 9 [juillet], (...) on ne sçavoit plus ce qui s’y passoit. Si le public en eut été informé, chacun auroit pris ses mesures : mais on avoit toujours parlé ambigument de tout ce qui regardoit le navire de Chataud. Sa cargaison valait environ cent mille écus. On vouloit sauver ce fond. Ses participes avoient toute autorité pour le conserver. C’est pourquoi on parloit toujours mystérieusement de tout ce qui se passoit dans les Infirmeries. Le peuple ne pouvant pas approfondir la vérité, se flatta qu’il n’y avoit point de peste. Elle y étoit pourtant réellement puisqu’elle fut porté de là dans la ville ».

 

Publication #6 - 28 juin 1720 : Commencement de la peste dans la ville.

Habits d'un médecin, du garde de santé et d'un chirurgien durant la peste de 1720, lithographie, Coll.Musée du vieux Marseille
Habits d'un médecin, du garde de santé et d'un chirurgien durant la peste de 1720, lithographie, Coll.Musée du vieux Marseille

 

Le 28 juin est une date qui marque le début de la peste à l’intérieur de Marseille intra-muros. On a vu au cours des épisodes précédents comment la maladie avait pu franchir les murs des infirmeries (circulation des passagers et du linge). Dès le 20 juin, une femme était déjà tombée malade rue Belle-Table mais le chirurgien des infirmeries, dépêché sur place par les échevins, ne reconnut pas davantage les signes de la peste malgré le bubon sorti sur la lèvre de la victime. Le 28 juin un tailleur de la place du Palais et sa famille mouraient à leur tour tandis qu’un bateau également arrivé de Syrie avec patente brute était envoyé à La Grande prise de Pomègues. Le règlement sanitaire était enfin bien appliqué mais c’était trop tard : le premier juillet, la contagion s’étendait à toute la rue de l’Escale située dans la partie la plus misérable de la ville, celle des garnis pour étrangers.

 

Voici le témoignage du médecin Bertrand :

 

« Pendant qu'on travailloit à purger les Infirmeries de toutes les marchandises suspectes, & de l’infection que les malades & les morts pouvoient y avoir laissée, qu'on en gardoit exactement toutes les avenues, que l’entrée en étoit interdite à toutes sortes de personnes, & que l’on se croyoit en sûreté par toutes ces précautions quoique tardives, le mal couvoit déjà dans la Ville, & se glissoit furtivement, & de loin en loin en diverses maisons. Dans la rue de Belle-Table, Marguerite Dauptane, dite la Jugesse, tomba malade le 20 Juin avec un charbon à la lèvre. Le Chirurgien de la Miséricorde qui la pansoit en avertit les Magistrats par ordre des Recteurs ; ils y envoient Ie Chirurgien des Infirmeries, qui ne connut pas mieux la maladie dans la Ville que dans ce premier endroit, & leur rapporte que c'est un charbon ordinaire. Le 28 du même mois, un tailleur nommé Creps à la place du Palais, mourut avec le reste de fa famille en peu de jours, par une fièvre qu'on crut simplement maligne. Le premier de Juillet, la nommée Eigaziere, au bas de la rue de l’Escale, est attaquée du mal, avec un charbon sur le nez, & tout de suite la nommée Tanouse, dans la même rue, avec des bubons & après elle tout le reste de certe rue , où la conragion a commencé par les maisons voisines de celle de Tanouse »

Publication #5 - 22 juin 1720 : Nouveaux morts aux Infirmeries

Vue de la vieille infirmerie, Dessin à l’aquarelle, Coll.Musée d’archéologie méditerranéenne
Vue de la vieille infirmerie, Dessin à l’aquarelle, Coll.Musée d’archéologie méditerranéenne

 

Presque un mois après l’arrivée du Grand Saint-Antoine dans la rade de Marseille, plusieurs marins et portefaix avaient déjà été terrassés par la maladie. Le portefaix est aussi un ancêtre du docker ; son travail consistait à charger, décharger, transporter et retourner la marchandise pour qu’elle soit bien aérée : c’était ce que l’on appelait « purger » la marchandise. Fin juin on enregistra de nouvelles morts mais le chirurgien s’en tenait toujours à la même déclaration : il ne s’agissait pas de la peste mais tout au plus, de fièvres malignes causées par une mauvaise alimentation.

Malgré ces rapports médicaux qui se voulaient rassurant, les Intendants du Bureau de la santé commencèrent à s’inquiéter et prirent enfin quelques menues mesures de précaution en décidant :

- de faire recouvrir les corps des morts de chaux vive ;

- d’expédier sur l’île de Jarre pour y recommencer leur quarantaine du début, les trois vaisseaux sur lesquels il y avait eu des morts (dont le Grand Saint-Antoine) ;

- de faire fermer hermétiquement l’enclos de l’Infirmerie où avaient été déchargées les marchandises en purge. Cette mesure était vraiment minimale compte tenu des circonstances et le Dr Bertrand souligne que les Intendants de la santé s’en « contentèrent ».

 

Voici ce qu’écrit Pichatty de Croissainte à ce sujet :

 

« Ce jour [le 23] un mousse du Bord du Capitaine Chataud, un portefaix qui est dans les Infirmeries à la purge de ses marchandises & un autre qui est à la purge de celles du Capitaine Gabriel tombent malades. Raport du même chirurgien qu’ils n’ont aucune marque de Contagion.

Le 24 un autre portefaix établi à la purge des marchandises du Capitaine Aillaud tombe aussi malade ; visite et même raport.

Le 25 & 26, mort successivement de tous les quatre ; ils sont visités ; raport qu’ils n’ont point de Contagion.

 

Monobstant ces raports, les Intendants délibèrent pourtant, de faire par précaution enterrer tous ces cadavres dans la chaux vive ; de faire retirer de l’isle de Pomègué, les trois vaisseaux de ces Capitaines Chataud, Aillaud & Gabriel, & de les envoyer à une isle écartée appelée Jarre, pour y recommencer leur quarantaine, & de faire fermer l’enclos où leurs marchandises sont en purge dans les Infirmeries, sans en laisser sortir les portefaix destinés pour les évanter. »

Publication #4 - 15 juin 1720 : La peste se propage

 "L'intérieur du port de Marseille : Vue du pavillon de l'horloge du parc", Joseph Vernet

"L'intérieur du port de Marseille : Vue du pavillon de l'horloge du parc", Joseph Vernet, XVIIIe siècle (détail), coll. Musée d'Histoire de Marseille, fonds du Musée du Vieux Marseille.

 

Il faut attendre la fin du mois de juin 1720, soit près d’un mois après l’arrivée du Grand Saint-Antoine, pour que le bureau de santé prenne de réelles mesures sanitaires. Après la vague soudaine de décès parmi les membres de l’équipage et les portefaix en contact avec les marchandises, les autorités du port commencent à s’inquiéter. Hélas il est déjà trop tard...des tissus sortis en fraude des infirmeries ont déjà transmis la peste dans la ville.
La peste se transmet aux hommes de deux manières : par le contact, notamment celui avec les cadavres qu’il ne faut pas toucher, mais surtout par les puces des rats. Celles-ci, en effet, adorent se réfugier dans les ballots de laine et de soie. Il y fait sec et chaud, c’est l’endroit idéal pour prospérer ! Les puces doucement installées dans les ballots de soie forment une sorte de bombe à retardement ...

L’entassement, le parasitisme et le manque d’hygiène ordinaires dans la ville créent les conditions idéales pour la prolifération de l’épidémie !

Voici ce qu’en disait Jean-Baptiste Bertrand, docteur en médecine du Collège et de l'Académie des Belles-Lettres de Marseille le 15 juin 1720 , dans son ouvrage publié en 1779  Relation historique de la peste de Marseille en 1720 :

«La maladie cependant et la mortalité continuent sur le bord du Capitaine Chataud : le 12 Juin, le Garde qu'on met sur tous les Navires pendant leur quarantaine, mourut ; et le 23, un de ses Mousses tomba encore malade ; et dans le même temps, deux des Portefaix employés à la purge de ses marchandises sont aussi pris de maladie ; et dans la suite, un troisième, commis à celles du Capitaine Aillaud. La maladie de ces trois hommes est la même, et se termine également par une mort prompte en deux ou trois jours. Le Chirurgien des Infirmeries déclare toujours que ce sont des maladies ordinaires. Soit ignorance, soit complaisance de la part de ce Chirurgien, il a porté la peine de l'un ou de l'autre, par une mort funeste, et par celle de toute sa famille.»

Publication #3 - 1er juin 1720 : Trois autres navires arrivent à Marseille...

 

© Plan de Lazaret, dit les Infirmeries, 18éme siécle

 

À la fin du mois de mai, quelques jours seulement après l’arrivée du Grand Saint Antoine, trois autres navires venant de méditerranée orientale arrivent à Marseille. Tous viennent avec une patente brute. Mais malgré ces soupçons de peste, est appliquée la même procédure négligente que pour le Grand Saint Antoine. Les marchandises, qui auraient dû purger aux îles, sont débarquées au Lazaret d’Arenc où avaient déjà abordé les passagers. Ainsi donc, les soieries fines, les indiennes et les cotons filés, et même les balles de laine, toutes marchandises de valeur échappent-elles à la quarantaine à l’air libre. L’exposition à l’ardeur du soleil et aux vents impétueux battant l’île désertique les aurait assurément ruinées.
Le vendredi 14 juin 1720, les huit passagers du Grand Saint-Antoine, apparemment en bonne santé, quittent le Lazaret après que, par précaution, on les eut enfumés dans une chambre jusqu’à la suffocation. La veille, était mort à Pomègues le garde chargé de la surveillance du Grand Saint-Antoine. Le chirurgien des infirmeries vient examiner le cadavre, là encore, il déclare que celui-ci ne présente aucune marque de contagion. Quelques jours plus tard, un mousse meurt et une fois de plus, le chirurgien ne relève aucun signe de peste ! Ce sera ensuite au tour de quatre portefaix de tomber malade, fait d’autant plus inquiétant qu’il y a des communications imprudentes entre l’équipage ou les portefaix du lazaret avec des personnes de la ville (notamment la famille des matelots), ou encore des échanges de linge avec l’extérieur par la « porte rouge » des Infirmeries, ordinairement fermée par une barrière.

Voici ce qu’en disait Jean-Baptiste Bertrand, docteur en médecine du Collège et de l'Académie des Belles-Lettres de Marseille le 1er juin 1720 , dans son ouvrage Relation historique de la peste de Marseille en 1720, publié en 1779 :


« Trois autres Navires qui venaient de ces mêmes endroits suspects de peste, arrivèrent le dernier du mois de Mai. Ce sont ceux des Capitaines Aillaud et Fouque, et la Barque d'un autre Capitaine Aillaud : et le 12 Juin arriva aussi le Capitaine Gabriel, tous avec patente brute, c'est-à-dire, portant que dans le lieu de leur départ il y avait soupçon de peste. Cela n'empêcha pas que leurs marchandises ne fussent traitées avec la même douceur que celles du Capitaine Chataud, et débarquées dans les Infirmeries.
La maladie cependant et la mortalité continuent sur le bord du Capitaine Chataud : le 12 Juin, le Garde qu'on met sur tous les Navires pendant leur quarantaine, mourut ; et le 23, un de ses Mousses tomba encore malade ; et dans le même temps, deux des Portefaix employés à la purge de ses marchandises sont aussi pris de maladie. »



Publication #2 - 27 Mai 1720 : Le premier mort de peste à Marseille

 

Première page de l'évangile enchâssée dans un panneau vitré, XVIIIe siècle, dépôt DDASS au musée d'histoire de Marseille

Première page de l'évangile enchâssée dans un panneau vitré, XVIIIe siècle, dépôt DDASS au musée d'histoire de Marseille

 

En 1720, les entrées et les sorties du port de Marseille étaient gérées par des Intendants de santé. Renouvelé annuellement par le Conseil de ville, le Bureau de la Santé se composait de quatorze intendants bénévoles choisis parmi les négociants, marchands et anciens capitaines de vaisseau auxquels s’ajoutaient deux consuls qui intégraient de droit le Bureau à la sortie de leur charge. Un « semainier » en assurait la présidence hebdomadaire tournante. Des secrétaires, commis, un médecin et un chirurgien y étaient attachés. Ils étaient chargés de faire appliquer le règlement de police sanitaire.

A leur arrivée, les bâtiments mouillaient obligatoirement à l’archipel du Frioul, à l’île de Pomègues dont le port éponyme pouvait abriter jusqu’à 35 bâtiments avec patente nette. Le capitaine du navire se rendait ensuite en canot au Bureau de santé pour présenter aux Intendants de santé la patente du bateau. Il s’agissait d’un certificat relatif à l’état sanitaire délivré par les consuls des ports de départ ou de relâche. Le capitaine prêtait serment sur l’Évangile devant l’intendant, séparé de lui par une fenêtre grillagée, et il jetait la patente dans un bassin de vinaigre. La patente une fois retirée avec des pincettes et lue, l’intendant commençait l’interrogatoire du capitaine : origine du bateau, chargement, jour de départ, état sanitaire des lieux fréquentés, bâtiments rencontrés ou côtoyés, mouillages et relâches, passagers et, enfin, toutes informations susceptibles d’intéresser la santé et le commerce. De retour à Pomègues, le bateau du service du Bureau de la Santé devenait le seul moyen de communication entre l’île, dont l’accès était interdit sans autorisation, et la ville.

Une patente était dite « nette » lorsque le pays de provenance était sain. La patente « susceptible » ou « soupçonnée » mentionnait l’arrivée d’un bâtiment venant d’un lieu contaminé ou bien la présence de la peste dans les lieux voisins du port de délivrance. Enfin, la patente était brute en cas de contamination dans le lieu d’embarquement, de maladies suspectes ou de rapports avant la dernière escale avec des personnes atteintes. Dans la pratique, à Marseille, « tout incident de santé survenu au cours de la traversée rendait une patente nette automatiquement suspecte et tout bâtiment ayant eu des morts pendant sa route était considéré comme de patente brute ». Les bâtiments venant du Levant ou de Barbarie pourvus d’une patente nette étaient néanmoins obligatoirement soumis à quarantaine tandis que les navires qui se présentaient sans patente devaient accomplir une quarantaine à la fois préventive et punitive égale à celle des patentes brutes.

L’intrication des intérêts des familles de négociants et des autorités explique les raisons des nombreuses négligences observées. Le 27 mai, deux jours seulement après l’arrivée du Grand Saint Antoine à Marseille, un matelot mourut encore à bord. Huit autres avaient déjà trépassé au cours du voyage. Le Bureau de la santé, à l'unanimité, décida d'envoyer le bateau à l'île de Jarre, puis se ravisa et décida finalement de le laisser à l'île de Pomègues et de faire transférer le cadavre aux « Infirmeries » pour examen. Guerard, premier Chirurgien de Santé, déclara par son rapport que celui-ci n'avait aucune marque de contagion et que les décès survenus en mer étaient dus à une mauvaise alimentation. Fait très inhabituel, les marchandises furent ensuite débarquées au Lazaret d’Arenc.

Voici ce que rapportait le Père Paul Giraud, religieux de l'ordre des Trinitaires Réformés dans son ouvrage Journal historique de ce qui s'est passé en la ville de Marseille et son terroir, à l'occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu'en 1723 :
 

" Chataud, sur ordre précis et sûre garantie, se mit à la voile, parut aux isles de Marseille et vint faire ses dépositions à la consigne sanitaire le 24 mai 1720. Il déclara au semainier des intendants de la santé l’accident qui luy étoit survenu à Livorne mais il ne parla pas apparemment de la cause qui avoit pû la produire : quoique les intendants de santé vissent ses patentes nettes et l’attestation des médecins de Livorne, ils ne laissèrent pas que de s’en défier et de le renvoyer aux isles. Le 27 mai il mourut brusquement un matelot dans le vaisseau de Chataud.

Le 28e ce mort fut porté aux Infirmeries. Mr Gairard, premier chirurgien de la santé, homme d’ailleurs fort habile et d’une longue expérience, visita le cadavre et déclara n’y avoir reconnu aucun signe de la peste.

Le 29, on délibéra dans le bureau de la santé que les marchandises du vaisseau de Chataud resteroient en purge dans les infirmeries 40 jours à compter quand tous les balots y seroient enfermés. On permit en même temps à son capitaine et à son équipage d’y entrer. Pichatty est bien aise de faire observer que le 31 mai deux autres bâtimens partis de Seyde après que la peste y fut déclarée arrivèrent aux isles, le captaine Aillaud avec une barque et un autre capitaine Aillaud avec une courvette."

 

Publication #1 -  25 mai 1720 : l'arrivée du Grand Saint-Antoine à Marseille

 

Voyage du Grand Saint-Antoine

(c) Musée d'Histoire de Marseille/J.-M. Gassend/Studio K

 

Le 25 mai 1720 le navire du Grand Saint-Antoine revient dans la cité phocéenne, après plusieurs escales au Proche-Orient avec une cargaison importante et fort riche.

Jean-Baptiste Chataud, le capitaine, présente à l’Intendance sanitaire une patente nette (il s’agit d’un document qui atteste que le port d’origine est exempt de tout soupçon de maladie).  Pourtant, au cours de son voyage, le navire enregistre de nombreux décès à son bord… Il apporte avec lui la maladie…

Voici ce qu’en disait Jean-Baptiste Bertrand, docteur en médecine du Collège et de l'Académie des Belles-Lettres de Marseille, dans son ouvrage Relation historique de la peste de Marseille en 1720, publié en 1779 :

« A peine eût-on appris à Marseille, que la peste ravageait le Levant, que le 25 Mai le Capitaine Chataud y arriva, avec son Navire richement chargé pour compte de divers Négociants de cette place. Il était parti de Seyde, ville de Syrie, le 31 Janvier avec sa patente nette, c'est-à-dire, qu'elle portait qu'il n'y avait alors à Seyde aucun soupçon de mal contagieux. Cependant on a appris du depuis, que quelques jours après son départ la peste se manifesta à Seyde, et on sait que quand cette maladie se déclare dans une Ville, elle y couve déjà depuis quelque temps. De-là ce Capitaine fut à Tripoli de Syrie, où il fut obligé de rester quelque temps pour réparer les mâts de son Navire. Or Tripoli n'est pas fort éloigné de Seyde ; et il y a entre ces deux Villes une grande communication qui, dans ce pays-là est toujours fort libre, malgré la contagion. Il chargea encore des marchandises dans ce dernier endroit, et on l’obligea d'y embarquer quelques Turcs, pour les passer en Chypre : ses patentes de ces deux endroits sont encore nettes ; un de ces Turcs tombe malade dans la route, et meurt en peu de jours ; deux Matelots commandés pour le jeter en mer, se mirent en état de le faire ; à peine avaient-ils touché au cadavre, que le maître du Navire, qu'on appelle vulgairement le Nocher, leur ordonne de se retirer, et de le laisser jeter en mer à ceux de la Nation ; ce qui fut fait ; et les cordages qui avaient servi à cette manœuvre furent coupés et jetés aussi dans la mer. Peu de jours après, ces deux Matelots tombent malades, et meurent fort brusquement ; et quelques jours après deux autres sont encore pris du même mal, et meurent de même ; et le Chirurgien du Vaisseau est du nombre. Ces morts promptes alarment le Capitaine, et l'obligent à se séparer du reste de l'équipage, et à se retirer dans la poupe, où il reste pendant tout le voyage, donnant de-là ses ordres. Trois autres Matelots lui tombent encore malades ; et n'ayant point de Chirurgien, il relâche à Livourne, où ils meurent de la même manière que les autres. Ce Capitaine rapporte un certificat du Médecin et du Chirurgien des Infirmeries de cette Ville, par lequel il déclare que ces malades sont morts d'une fièvre maligne pestilentielle. Il remet, en arrivant à Marseille, ce certificat aux Intendants de la Santé, et leur fait sa déclaration de la mort de quelques hommes de son équipage. Malgré tout cela on ne laisse pas de permettre au Capitaine de débarquer ses marchandises dans les Infirmeries, contre l’usage souvent observé, de renvoyer en Jarre, île déserte aux environs de Marseille, les Navires soupçonnés de peste, qui ont perdu quelqu'un de l'équipage dans la route, et leur cargaison : la mort de sept hommes et un certificat qui déclare une fièvre pestilentielle, étaient des raisons suffisantes de ne pas violer cet usage. »